Eau rage, eau désespoir

Euphrate : la Turquie coupe le robinet

Depuis décembre 2015, la Turquie, qui a la haute main sur le cours de l’Euphrate, a rompu l’accord qui la liait à la Syrie voisine. En réduisant le débit du fleuve, elle y provoque sécheresse et pénurie d’électricité. Dans le viseur ? Le projet d’émancipation porté par la Fédération démocratique de Syrie du Nord.
Photo de Yann Renoult.

« Tout était vert avant... », soupire un jeune paysan de Sawidiyah, petit village syrien sur les bords de l’Euphrate, à proximité du gigantesque barrage de Tabqa. «  Nous sommes en avril, on devrait normalement être en pleine récolte. Sauf que rien n’a poussé, à cause de la Turquie qui retient l’eau et empêche la production d’électricité. C’est une catastrophe : ici, tout est lié au secteur agricole. S’il n’y a pas d’agriculture, il n’y a plus de travail. »

Autour de lui, les vastes plaines sont arides. Seules quelques rares parcelles verdoyantes rompent l’étendue marron clair de terre aride qui s’étend loin à l’horizon. « Les alentours de Rakka sont longtemps restés désertiques. Mais la création du barrage sur l’Euphrate a tout changé et les conditions de vie des habitant.e.s. se sont améliorées. Un vrai espoir pour la société », explique Ahmad Soulayman, responsable du secteur économique de la ville de Tabqa. L’homme se penche, saisit une poignée de jeunes pousses devenues des brindilles cassantes, qu’il effrite dans sa main. Et de poursuivre : « Le niveau de l’eau est désormais beaucoup trop bas. C’est la sécheresse. Et cela impacte aussi la production d’électricité. Conséquence : l’irrigation va s’arrêter, car les pompes électriques ne peuvent plus fonctionner. Tout comme les stations d’eau potable. On va être obligés d’aller chercher de l’eau ailleurs pour remplir des citernes placées dans les villages n’ayant pas de réserve. Et bien sûr, tout ça provoque une chute des revenus et une dégradation du niveau de vie des habitants. »

Accord rompu

Haut du barrage de Tabqa. Devant nous, en contrebas, serpente l’Euphrate. Il apparaît comme un ruban bleu bordé de vert déchirant les terres désertiques qui l’entourent. Responsable des trois barrages sur l’Euphrate (Al Hurriyah, Tishrin et Tabqa), Mohammed Tarboush explique les raisons de la pénurie d’eau : « Selon les accords internationaux, le débit du fleuve devrait être de 500 mètres cubes par seconde. Mais la Turquie n’en laisse désormais plus passer que 200 mètres cubes. Voire parfois 100... »

La limitation du débit date du 27 décembre 2015, quand Daesh a perdu le contrôle du barrage de Tishrin. La Turquie en a profité pour cesser de respecter l’accord signé en 1987 avec la Syrie, dans lequel elle s’engageait à laisser couler 500 mètres cubes par seconde, sauf en cas de « nécessité ». À l’époque déjà, la Turquie menaçait d’agir sur le débit du fleuve si la Syrie maintenait son soutien au PKK. Elle a depuis mis sa menace à exécution, pour contrer l’essor à ses frontières du projet politique théorisé par le leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, et dont les piliers se veulent la vie démocratique, l’émancipation des femmes et l’écologie. Et personne ne peut rien y faire : « En tant que pays riverain du cours supérieur de l’Euphrate, la Turquie contribue à raison de 94 % au débit du fleuve et la Syrie seulement à raison de 4 % », expliquait Françoise Rollan en 20051.

Photo de Yann Renoult.

Barrages endommagés

Le faible débit du fleuve, on l’a dit, limite la production électrique. « Il n’est pas possible d’avoir du courant 24 heures sur 24, car le débit du fleuve, venant de Turquie, n’est ni stable ni suffisant, précise Mohammad Hamoud, ingénieur en électricité au barrage de Tishrin. Alors que si ces deux conditions étaient remplies, nous pourrions grâce aux trois barrages générer assez de courant pour alimenter tout le Nord de la Syrie, voire, la moitié du pays. » Conséquence de cette pénurie : dans les grandes villes du nord, le vacarme et les fumées âcres des générateurs, qui pallient l’insuffisance de la production électrique, polluent l’atmosphère plusieurs heures par jour – avec des conséquences sur la santé publique qui restent à évaluer.

Autre problème : les barrages ont été endommagés lors des combats entre Daesh et les Forces démocratiques syriennes. À Tishrin et à Tabqa, les murs criblés d’impacts et les plafonds effondrés témoignent de la violence des combats. « Quand les gens de Daesh sont partis, ils ont tenté d’incendier la salle de contrôle, le cœur du barrage, raconte l’ingénieur. Nous l’avons remise en état. Mais nous manquons de pièces de rechange pour réparer les turbines – il n’est possible d’en trouver qu’en Europe ou en Chine. »

Photo de Yann Renoult.

À Tabqa, deux turbines sur huit fonctionnent. Et à Tishrin une (et parfois deux) sur six, mais seulement douze heures par jour. D’où de fréquentes coupures d’électricité, qui ont un effet dévastateur sur l’agriculture : « L’irrigation et les stations d’eau potable cessent de fonctionner, puisque les pompes électriques s’arrêtent, insiste Ahmed Soulayman. Dans la région de Rakka, 113 000 hectares de terres agricoles souffrent ainsi du manque d’eau. Et les régions de Deir-ez-Zor, Alep et Idleb sont elles aussi affectées. »

Repenser le modèle agricole

Pour ne rien arranger, « il n’a presque pas plu cette année », souligne Abou Haydar, qui cultive des terres autour de Sawadiyah. À côté de lui, Abou Fareer, exploitant agricole, laisse éclater sa colère : « Toutes les activités agricoles se sont arrêtées… C’est un scandale ! L’eau ne devrait pas être utilisée comme arme dans un conflit politique ou une guerre. La décision turque ne punit pas les partis politiques, mais les citoyens. Ainsi que la faune, la flore et l’agriculture. Aujourd’hui, tout est desséché, asséché, détruit – les hommes comme les champs. » Alors, que faire ? « Rien, sinon en appeler au droit international », répondent Mohammed Tarboush et Ahmed Souleyman. Une impuissance qui souligne, au-delà de l’urgence actuelle, la nécessité de repenser la production agricole – un des défis à long terme que doit relever l’administration autonome de la Fédération démocratique de Syrie du Nord. Le modèle de monoculture intensive, encouragé par le régime Assad depuis des dizaines d’années, n’est pas adapté aux régions désertiques, car il consomme énormément d’eau et demande une irrigation permanente. Le changement de paradigme prendra du temps. D’ici là, il semble peu probable que la Turquie, qui cherche à déstabiliser l’administration autonome, fasse le moindre geste d’apaisement.


1 Confluences Méditerranée n° 52, janvier 2005, éditions de L’Harmattan.

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