La Confédération des syndicats des travailleurs du secteur public (Kesk) [2] et le Parti démocratique des peuples (HDP) [3] ont planté des tentes à l’écart des regards pour y stocker et redistribuer l’aide destinée aux rescapé·es. Ces zones sinistrées sont peuplées de 14 millions d’habitants, majoritairement kurdes, et les nombreux alévis kurdes, turcs et arabes qui y vivent ont déjà connu de nombreux drames par le passé – comme le massacre de Maraş fin décembre 1978, un des pires pogroms de l’histoire de la République turque. Cette fois encore, le bilan est très lourd, et ne cesse de s’aggraver : fin mars, les derniers bilans officiels faisaient état d’environ 50 000 morts et de près de 400 000 logements détruits ou inhabitables.
Les causes de la catastrophe ne sont pas seulement naturelles
Les causes de la catastrophe ne sont pas seulement naturelles. Depuis des années, le gouvernement Erdoğan ferme les yeux sur la corruption dans le secteur du BTP, entérine les infractions aux règles de construction pour réduire les coûts et délivre des dérogations permettant de s’affranchir des normes antisismiques [4]. Le népotisme, ensuite : l’Agence turque de gestion des catastrophes (Afad) est dirigée par des proches du pouvoir dépourvus des compétences nécessaires. Même chose au Croissant-Rouge turc (Kızılay), avant tout un outil d’influence de l’État turc à l’étranger. Conséquence : les équipes de secours ont tardé à être déployées, causant des milliers de victimes supplémentaires.
[|Solidarité populaire et auto-organisation|]
Alors que l’État turc était aux abonnés absents et que les promoteurs véreux tentaient de quitter le pays, les organisations du mouvement kurde et leurs allié·es ont commencé à organiser les secours dès le soir du séisme. Depuis la ville de Diyarbakır (Amed)*, la plus grande métropole des régions kurdes, les syndicats de la confédération Kesk ont lancé des appels aux dons. Des produits d’urgence ont immédiatement afflué, des centaines de bénévoles sont venus prêter main-forte, d’abord des environs, puis de tout le pays. « Trente minutes après le séisme, nous avons commencé à nous mettre à l’œuvre ; l’État, lui, a mis trois jours à bouger », témoigne Sıraç Çelik, coordinateur de la plateforme de protection et de solidarité de Diyarbakır. Celle-ci regroupe 84 organisations gravitant autour du mouvement kurde civil et légal en Turquie – dont les syndicats de Kesk, la Chambre des ingénieurs, l’Union des médecins… « Nous n’avions pas de plan préalable, tout s’est fait sur le moment, explique-t-il. Nous avons immédiatement créé des commissions adaptées aux différents besoins et coordonnées entre elles. À la fin février, nous avions envoyé 1 650 volontaires, sur des rotations de trois ou quatre jours. Nous avons toutes sortes de compétences, y compris celles de travailler dans les décombres. Et les avocats du barreau nous ont aidés quand l’État a voulu nous mettre des bâtons dans les roues. »
L’État turc voit d’un mauvais œil l’organisation de cette solidarité qui échappe à son contrôle et met en lumière son incurie
Car l’État turc voit d’un mauvais œil l’organisation de cette solidarité qui échappe à son contrôle et met en lumière son incurie. La police met ainsi en place des barrages pour saisir les camions d’aide humanitaire. Des bénévoles sont arrêtés, battus. Il a fallu ruser : envoyer des véhicules légers, des petits groupes de bénévoles plutôt que de grosses équipes… Dans les villes sinistrées, les entrepôts où l’aide humanitaire est stockée sont régulièrement déplacés afin d’éviter la saisie. Comme dans la ville de Pazarcık (Bazarcix), où un administrateur nommé par l’État est venu chasser les bénévoles pour prendre en main les opérations ; après la tentative de coup d’État anti-Erdoğan de 2016, nombre de maires de grandes villes élu·es au nom du HDP avaient déjà été limogé·es et remplacé·es par des fonctionnaires. Sıraç est catégorique : « Si nous étions encore dans les mairies à la place des administrateurs nommés par l’État, il y aurait eu beaucoup moins de morts. Tout le monde aurait été mobilisé pour sauver les personnes prisonnières des décombres. »
Les urgences les plus immédiates étant passées, la confédération syndicale entend faire évoluer ses missions de solidarité. « Kesk n’est pas une ONG, nous voulons davantage nous concentrer sur les gens, aller leur rendre visite, demander ce dont ils ont besoin, relayer leurs demandes… », raconte un des responsables de l’organisation. Dans les ruines de la ville d’Adıyaman (Semsûr), des mots de solidarité ont été écrits à la bombe sur une palissade en tôle : « Jusqu’à ce que toutes les blessures se soient refermées, nous sommes ici. »
[/Texte et photos Loez/]
*Lorsqu’il diffère du turc, nous indiquons entre parenthèse le nom des villes en kurde.
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Elbistan. Environ 85 % des bâtiments ont subi des dommages irrémédiables. Hassan, syndicaliste dans le secteur de la santé, était en service au moment du séisme : « Le premier jour, trois personnes de l’Afad sont venues, puis une vingtaine le soir. Mais sans équipement, elles n’ont rien pu faire. On entendait des voix sortir des décombres. Une neige terrible est tombée, il a fait -20 °C dans la nuit. Beaucoup de personnes sont mortes de froid. Le deuxième jour, vingt-huit volontaires de la mairie de Samsun sont arrivés. Ce n’est que le troisième jour que l’État a envoyé des moyens conséquents et que les fouilles des décombres ont commencé. Aujourd’hui, ils déblaient les gravats parmi lesquels se trouvent encore des corps. Certains bâtiments déclarés inhabitables avant le séisme et voués à être détruits sont restés intacts, alors que des constructions neuves se sont écroulées. L’urbanisme était pensé par rapport aux intérêts des promoteurs. »
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Elbistan. Seuls 15 % des habitant·es sont restés : toutes celles et ceux qui en avaient les moyens ont fui dans d’autres régions ou à l’étranger. Trois semaines après le séisme, il ne s’agit plus de faire face aux urgences les plus immédiates (nourriture, vêtements…), mais de répondre aux impératifs sanitaires : toilettes, eau courante, électricité… Pour E., militant du HDP arrivé d’Istanbul dès le lendemain du séisme, il s’agit désormais de stabiliser la situation des personnes qui vivent dans les camps, dans une tente ou un conteneur : « Ici, toutes les organisations kurdes, et certaines turques, se rassemblent et cela aide le peuple à aller mieux. Le système s’est effondré, c’est l’occasion de proposer autre chose. »
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Adıyaman (Semsûr). En périphérie de la ville, ce camp est organisé par plusieurs partis politiques progressistes, notamment le HDP, et des organisations de la société civile, au premier plan desquelles la confédération Kesk. On y trouve une tente pour les femmes, ouverte par un regroupement d’associations féministes, un centre de soins ou encore un centre d’animation qui propose des activités pour occuper les enfants désœuvrés. Trois fois par jour, les jeunes du HDP servent à manger dans une cuisine qui fait office de place centrale du camp. Le soir, on y boit le thé autour d’un grand feu.
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Les villages perchés dans les montagnes de la région d’Adıyaman (Semsûr), qui vivent principalement de la culture du tabac, ont aussi été fortement impactés par le séisme. Dans certaines localités, presque toutes les maisons sont à terre, ou trop endommagées pour qu’on puisse y vivre. Les secours et l’aide humanitaire ont tardé à parvenir. Les habitant·es ont dû se débrouiller pour dégager les éboulis qui bloquaient les routes, trouver des tentes… Et aussi récupérer les corps de leurs proches. Le muhtar (maire) d’un des villages est en colère : « J’ai appelé plusieurs fois les agences d’aide, elles ne m’ont jamais répondu quand nous avions besoin d’elles. Personne n’est venu. Maintenant, je leur dis qu’elles peuvent nous rayer de leur liste, qu’on se débrouillera nous-mêmes. »
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À l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, des membres de Kesk et du HDP organisent la distribution de kits d’hygiène pour les femmes dans les villages reculés des montagnes. Trouver des produits d’hygiène et d’entretien, des sous-vêtements propres, est devenu l’un des besoins essentiels les plus difficiles à satisfaire. Une femme lance aux syndicalistes en visite : « Ce n’est pas la peine de nous donner quoi que ce soit. Que vous soyez là, c’est suffisant pour nous. »