Panaït Istrati : Vie et mots d’un écrivain-vagabond
Je n’ai pas glissé en touriste, j’ai vécu, c’est-à-dire : je me suis livré aux hommes. [...] Nous nous sommes presque toujours saoulés de cette communion.1
Il faut imaginer Istrati au moment où il s’ouvre la gorge dans un jardin du quartier Saint-Roch, à Nice. Auparavant, il a été garçon de taverne, puis syndicaliste sur le port de Braïla, sa ville natale. Il a ensuite bourlingué et exercé mille métiers en Égypte, en Syrie, au Liban, en Turquie, en Grèce… Avant d’échouer sur la Côte d’Azur. Toujours au bord de la Méditerranée, mais là, un noir désespoir s’empare de lui. Sur quoi bute-t-il en ces lieux, l’ami Panaït ? Comment ne pas penser à Nice aujourd’hui ? Ville de transit de milliers de réprouvés que la France et l’Italie se renvoient comme des animaux nuisibles qu’on chasse loin de la ferme. Lieu de passage pour de nombreux Rroms. Coïncidence. Peut-être faut-il revoir À propos de Nice, premier film de Jean Vigo tourné en 1930, pour comprendre.
De son Proche-Orient natal, Istrati dira que là-bas on crache par terre, alors qu’en Occident on préfère cacher ses humeurs dans un mouchoir fourré au fond de sa poche… Traduisait-il ainsi la détresse qui le submergea sur la promenade des Anglais ? « Dans ses veines bout le sang vagabond et furieux du Céphalonite, a dit de lui son ami Nikos Kazantzaki. Ses yeux ont soif de voir, ses mains ont soif de toucher, insatiables, toute cette terre éphémère et chérie que nous foulons. »
Miraculé, puis adopté – grâce à une lettre retrouvée sur lui – par le prix Nobel de littérature Romain Rolland, qui l’encourage à user de sa plume, Istrati gagne un temps son pain comme photographe ambulant. Et écrit. En français, langue qu’il a appris sur le tard. L’éditeur parisien Rieder publie son premier roman, Kyra Kyralina, dans la collection « Prosateurs français contemporains ». Franc succès critique. On salue sa langue nerveuse et directe, souvent sur le fil, gorgée d’images fortes.
La faim en nourriture
« Au ciel et sur la terre, la vie reprenait sa marche, élevait ses chants sincères, appelait au bonheur – pendant que l’homme semait la mort, et descendait plus bas que l’animal.2 » Telle une fulgurance d’aube brutale, les mots d’Istrati ne sont pas là pour décorer le monde. Romain Rolland, préfacier admiratif, définit alors son style comme « la violence du cœur ». Kazantzaki encore : « Bien peu d’hommes au monde ont été aussi profondément heureux que Panaït Istrati. Son âme héroïque transforme la faim en nourriture et le vagabondage nu-pieds en liberté. »
L’intelligentsia parisienne est sous le charme de cette « source amère jaillissante, qui s’élance de la boue vers le soleil et ne veut se taire ». On le porte aux nues, surtout chez les progressistes, qui voient en lui la réalisation des promesses de rédemption d’un prolétariat qui plus est exotique. Henri Barbusse, qui l’adoube « porte-parole du peuple », le bénit ainsi : « Le prolétariat français connaît et aime P. Istrati. Il l’aime d’abord pour lui-même. Le peuple l’aime aussi pour son œuvre. Il fait solide et il fait grand. » Seuls quelques plumitifs de droite se bouchent le nez à la lecture : « Il y règne une pouillerie, une abjection bien orientale », croit déceler La Revue de France.
Au moment de la publication de son Introduction des haïdoucs (1925), le journal royaliste Action française se contorsionne pour justifier sa fascination : « Ce sont des brigands, qui ont été poussés hors de la loi par le goût de l’indépendance, par la haine de toute loi [...]. Mais ces dangereux sentiments sont mêlés dans leur cœur à un patriotisme vivace. » Pour la plupart, les critiques saluent cet hommage de l’écrit à l’oralité, aux ballades épiques qui sont autant de résistances à la domination turque, de façons de transmettre la mémoire des vaincus, de porter haut leurs passions désordonnées. De son côté, Istrati s’affirme : « Je viens de l’Orient, où l’homme le plus contrefait garde toujours le sentiment de son premier contact avec la terre et ignore la sécheresse du cœur. »
Compagnon de route
Sa soif de justice pousse le nouvel écrivain à fréquenter « les Rouges ». Le Komintern le drague, l’imaginant en possible compagnon de route. On l’invite, en 1927, aux célébrations du 10e anniversaire de la révolution d’Octobre. Il y va, avec enthousiasme. Et y reste plus d’un an, au terme duquel il aura beaucoup déchanté. Pendant plusieurs mois, il voyage en compagnie de l’écrivain crétois Nikos Kazantzaki, d’Eleni Samios, la compagne de celui-ci, et de Bilili, son amour helvète. De ses désillusions naîtra la trilogie critique Vers l’autre flamme, dont il écrit le premier volume – les deux autres sont rédigés par Victor Serge, persécuté à Moscou, et Boris Souvarine, exilé. Istrati témoigne d’une « dégringolade de la foi ». « Je suis blessé pour le reste de mes jours », écrit-il à Romain Rolland, qui lui tourne le dos. Trompé dans ses espoirs, le Roumain dénonce la dépravation de la bureaucratie soviétique. « Chien aux reins cassés », il vitupère ce régime « où tout se base sur l’iniquité, sur la cruauté, sur le mensonge ».
À Paris, Barbusse en tête, c’est la curée. Une campagne de calomnies étrille le renégat Istrati. Il devient un traître, un bourgeois, un homme de main de la Sigurantza roumaine, un agent provocateur fasciste… L’intelligentsia le désavoue. Qu’importe, Istrati ne s’y est jamais reconnu : « L’art occupe trop de place dans leur tête et pas assez dans leur cœur. » Il repart sur les routes. Cap à l’Est. Mais Istrati se fait refouler à la frontière de l’Italie fasciste, puis de l’Égypte. Il finit ses jours à Braïla, où il écrit un manifeste désabusé, L’homme qui n’adhère à rien. Il signe aussi l’ultime retour d’Adrien Zograffi, son alter ego littéraire, dans deux récits regroupés sous un titre vaste et sobre : Méditerranée. La critique française le reçoit à coups de bâton. Fini, « l’élan vers le soleil », qu’on exaltait autrefois. Puisqu’il a détaché sa prose fiévreuse de la propagande, on reproche au Roumain sa fascination de la boue, comme le faisait la droite avec ses premiers romans.
Sécheresse du cœur
« Révolte et amitié sont les maîtres mots », lance le libraire Jacques Baujard quand on lui demande d’expliquer l’actuel regain d’intérêt autour de l’œuvre de Panaït. Alors que la veulerie intellectuelle fait carrière sur les plateaux télé, revendiquer la figure d’Istrati est salutaire. « L’art pour l’art, c’est l’art pour rien », avait-il déclaré lors d’une de ses dernières apparitions publiques en Europe de l’Ouest. Si l’écrivain-vagabond se réclamait de Dostoïevski ou Balzac, Baujard le met en lien avec deux de ses successeurs. George Orwell, lui aussi voué aux gémonies après son Hommage à la Catalogne. Et Albert Camus, qui déclare en recevant le Nobel en 1957 : « L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. » Istrati était cet homme révolté. Et croyait comme Orwell à la common decency des classes populaires. Sans les idéaliser, puisqu’il n’a jamais cessé de vivre et de se penser parmi elles.
Biblio perso
• Panaït Istrati, Codine – Enfance d’Adrien Zograffi, Rieder, 1926.
• Panaït Istrati, Mikhaïl – Adolescence d’Adrien Zograffi, Rieder, 1927.
• Panaït Istrati, Tsatsa-Minnka, Rieder, 1931.
• Eleni Samios-Kazantzaki, La Véritable tragédie de Panaït Istrati, Lignes, 2013.
• Monique Jutrin, Panaït Istrati – Un chardon déraciné, L’échappée, 2014.
• Panaït Istrati, Présentation des haïdoucs, L’échappée, 2014.
• Jacques Baujard, L’Amitié vagabonde, Transboréal, 2015.
• Panaït Istrati, Méditerranée, L’échappée, 2018.
• Panaït Istrati, Les Arts et l’humanité d’aujourd’hui, L’échappée, 2018.
• Jacques Baujard et Simon Géliot, Codine, La Boîte à bulles, 2018.
N.B.
Spéciale dédicace à Morgane, qui m’offrit les éditions originales de Codine et de Mikhaïl à mon départ de Londres.
1 Extrait de Vers l’autre flamme, éditions Rieder, 1929 (réédité par Gallimard en 1987).
2 Extrait de La Jeunesse d’Adrien Zograffi : Codine – Mikhaïl – Mes départs – Le Pêcheur d’éponges, Folio Gallimard, 1984.
Cet article a été publié dans
CQFD n°167 (juillet-août 2018)
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Paru dans CQFD n°167 (juillet-août 2018)
Dans la rubrique Bouquin
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Mis en ligne le 03.10.2018
Dans CQFD n°167 (juillet-août 2018)
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