Ethique en toc
Comme chaque fin d’année, à l’usine et dans le groupe, s’est déroulé le mercato, sorte de chaises musicales où les ingénieurs et chefs de service changent d’affectation. Auparavant, quand on était chez Total, c’était un vrai souhait de ces gens-là d’atterrir dans une autre usine du groupe un peu plus cotée que la nôtre, une usine moins souvent en panne, par exemple. Maintenant que l’on est dans une plus petite société, les cadres de haut niveau font grise mine. Seuls deux des cadres dirigeants du groupe ont pu réintégrer Total et c’est plutôt bon débarras. Pour les autres, dans le meilleur des cas, ils changent juste de service. Pour eux, rester dans une usine plus de cinq ans, c’est un peu comme une défaite. Leurs perspectives d’avenir, aussi envieuses que devenir directeur de raffinerie, même au fin fond du « Kokaze », s’envolent. Chez ces gens, dont les dents rayent souvent le parquet, c’est comme une douleur qui se répercute dans tous les rapports hiérarchiques, jusqu’au plus bas de l’échelle. Mais cela passera, il suffit de leur donner des projets à la hauteur de leurs ambitions de carrière.
« Cherry » sur le gâteau, comme nous sommes dans une société austro-finlando-aboudhabienne, tous les cadres doivent apprendre l’anglais et le parler couramment lors des vidéo-conférences bihebdomadaires. D’ailleurs l’anglais devient omniprésent dans les mails, comptes-rendus et messages de toutes sortes. Il est même marrant de voir nos cadres se parler en anglais même lorsqu’ils sont avec leurs homologues belges et wallons (donc francophones). Les sigles et les acronymes, tous issus de slogans amerloques, laissent de marbre la quasi-totalité du personnel, mais cela permet à la direction, qui ne rate pas une occasion de vérifier la qualité de leur diction, d’exercer une pression supplémentaire sur son personnel d’encadrement.
Comme si cela ne suffisait pas, chaque société a sa philosophie, sa culture d’entreprise qu’elle veut imposer, même si ce n’est que du blabla pour faire bien et pour se mettre à niveau par rapport aux administrations européennes. Notre nouveau proprio, Borealis, a présenté sa « politique éthique ». Les grands mots sont lâchés. Total avait ses « règles d’or » et ses « bonnes pratiques », là, c’est l’éthique.
Venant de la part de dirigeants puritains et protestants, qui la jouent moins militaro-barbouzes que notre ancienne multinationale pétrolière, ce n’est guère étonnant. Bien sûr, le rapprochement entre respect des droits de l’homme et entreprise (surtout en période de grève) est souvent source de galéjades, mais il s’agit désormais de figures imposées. Avec une géométrie variable qui penche davantage vers les possibles malversations, magouilles et autres piscines construites sur le dos de la société par des cadres indélicats, les « bads actors », que vers les valises échangées avec un gouvernement africain ou d’Europe de l’Est, le but presque avoué étant alors de ne pas se faire prendre.
En fait, nous les prolos on s’en fiche, ce n’est pas notre monde, n’empêche que, dans cette politique éthique, il est demandé de dénoncer chaque mauvais agissement. Pour cela, la société a créé une « question line », où on peut dénoncer des atteintes à l’éthique par téléphone auprès d’« Ethics Ambassador » (sic). Et nous avons eu droit à une nouvelle mouture du règlement intérieur. Une grande partie est consacrée à l’interdiction de tout alcool et produits stupéfiants. Avec éthylotest, fouille de placard, visite médicale imposée et possibilité d’appeler la force publique en cas de refus d’obtempérer. Donc plus d’apéro, plus de bouteille de vin à la cantine, plus d’alcool lorsque les commerciaux invitent un client au restaurant… Quant aux pétards, il vaut mieux bien se planquer. La société qui gère les ordures et poubelles de l’usine est même tenue de dénoncer la moindre bouteille qu’elle trouvera !
L’autre point d’attaque, c’est la sécurité. Dans une usine où un chariot élévateur vient de tomber dans un gros trou qui s’est formé à son passage sur la route, où certains ateliers sont dans l’attente de transformations car ils tombent en ruine et où le matos, en général, est au bord de l’apoplexie, c’est toujours bien de parler de sécurité individuelle. Se basant sur les pratiques de la multinationale US, Dupont de Nemours, il est désormais question de « home saving », de « comportementalisme », d’être prudent partout, d’acquérir un nouvel état d’esprit, etc. Avec, là encore, un poids hiérarchique très présent, très pesant.
Tout cela pour nous mettre la pression, toujours et encore. Pour qu’on soit constamment sur la défensive. On sait que dans la vraie vie, on arrive à trouver des biais pour aménager le temps au turbin à notre sauce. Sauf qu’en ce moment, on ne se bagarre pas assez tandis que les patrons, après avoir confisqué nos corps, essaient plus encore de mettre la main sur nos cerveaux.
Cet article a été publié dans
CQFD n°119 (février 2014)
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Paru dans CQFD n°119 (février 2014)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 31.03.2014
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Dans CQFD n°119 (février 2014)
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31 mars 2014, 12:44, par Jan Bardeau
Salut Jean-Pierre, "aussi envieuses que devenir directeur de raffinerie", ce ne serait pas plutôt "aussi enviables que de devenir directeur de raffinerie" ? Sinon, toujours intéressant de voir le capitalisme à l’œuvre, notamment cette nouvelle mutation de son modèle qui, en prétendant mettre l’employé au cœur de son modèle, l’aliène encore davantage. Dans les collectivités territoriales aussi, le management d’entreprise se met en place, sans résistance particulière d’ailleurs, bien sûr, ils ne vont pas faire la chasse aux bouteilles, vu qu’il y a en moyenne une réception tous les deux jours.
31 mars 2014, 13:32, par Jeanne
Sidérant ! Mais éthique et sécurisé... Rassurés ?