Le dossier "Massacres du vendredi 13"
État d’urgence, état d’hypnose
Il faudra d’abord rompre l’hypnose.
Le vendredi 13 au soir, les balles ont sifflé à nos oreilles en temps réel, via les réseaux sociaux. Les mauvaises nouvelles voyagent vite et semblent s’autogérer par SMS, Facebook, Twitter… Mais là, contrairement au 7 janvier dernier, j’ai renâclé. Non pas, comme l’affirme Houellebecq, parce qu’« on s’habitue à tout », mais parce qu’instinctivement je savais qu’une fois plongé dedans, l’horreur n’allait plus me lâcher. Allumer la télé, c’était placer la tête sur le billot. Autant gagner quelques heures en désertant, dans les rues, dans les bars, en douce compagnie. Et chaque fois que l’effarement s’approchait du comptoir – « Vous êtes pas au courant ?… » –, nous esquivions le piège, jusqu’à finir dans un antre nocturne équipé d’une boule à facettes. Frivolité ? Égoïsme ? Lâcheté ? Nous étions trop loin de Paris pour porter secours à qui que ce soit. Ceux et celles qui buvaient et dansaient sur la piste, avec des petits points lumineux virevoltant sur leurs corps comme sur des cibles, savaient sans vouloir savoir. Sous le tchak-boum des vieux hits disco, les noctambules étaient, cette nuit-là, exceptionnellement calmes et attentifs les uns aux autres.
La fascination morbide qui s’empare du téléspectateur n’est pas forcément empathique. C’est cette impuissance que nous avons fui. Jusqu’à se dire, un brin présomptueux, « Tu vois, à l’heure qu’il est, on est peut-être les seuls dans ce putain de pays à s’enrouler au lieu d’être connectés »… Au réveil, j’ai lu un quatrain d’Omar Khayyam à haute voix, comme un exorcisme : « Que sont devenus tous nos amis ? La mort les a-t-elle renversés et piétinés ? Que sont devenus tous nos amis ? J’entends encore leurs chansons dans la taverne… Sont-ils morts, ou sont-ils ivres d’avoir vécu ? » Puis, après quinze heures de résistance, j’ai allumé la télé. Chute instantanée dans la terreur et son spectacle. Absurde potlatch de sang et de mitraille. Tétanisé, on assiste au décompte des morts, aux traces du drame sur les trottoirs diffusées en boucle, aux déclarations belliqueuses… Un cauchemar géopolitique et social s’est invité à la terrasse des cafés, au Stade de France, au Bataclan. La guerre est aussi virtuelle que réelle, l’opinion publique devient un champ de bataille. Daech le sait bien, qui soigne l’audimat en bon élève du grand Satan.
Stupeur face à l’ampleur du massacre. Malaise également devant la candeur de ceux et celles que les caméras choisissent : « Pourquoi tant de haine ? » Sur Canal +, une étudiante en pleurs croit trouver la réponse : « Ils haïssent la beauté de la jeunesse parisienne, son ouverture, on est tellement bien, tellement heureux, tellement libres, et ils haïssent ça, ils sont frustrés. » Son ingénuité n’est qu’un morceau choisi. Hors champ, une manif en soutien aux migrants scandait des slogans contre l’état d’urgence – et une semaine plus tard, sur la foi de clichés policiers, des participants seront convoqués au commissariat, soupçonnés « d’avoir commis ou tenté de commettre l’infraction de violation d’une interdiction de manifester prise dans le cadre de l’état d’urgence »… Et dire que l’homme de l’Élysée somme les gens de continuer à sortir, consommer et visiter les musées par patriotisme ! Car l’affluence touristique aurait chuté de 40 %. Alors, business as usual, mais interdiction de manifester. Le concert de Madonna à Bercy est en revanche maintenu, à partir de 89 euros la place. Sarkozy continuera à se pavaner dans les loges du Parc des princes qataris, sponsors de Daech. Hollande chevauche la douleur et l’innocence des quidams tués au hasard pour déclarer la guerre, tel Bush en 2001. Et, comme on tirerait au canon sur un nid de guêpes, les bombardements « ciblés » de Raqqa sont menés au nom de notre sécurité, au nom de la démocratie, de nos Lumières, de nos néons.
Soudain la guerre a fait irruption dans Paris. Indicible violence. Néanmoins, la France guerroie depuis longtemps en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Syrie… Les 130 morts des attentats du vendredi 13 sont aussi les victimes collatérales de ces lointains conflits. Seulement 2,6 % des victimes du terrorisme depuis l’an 2000 sont des citoyens occidentaux, mais à Tripoli, à Ankara, à Beyrouth et même dans un hôtel à touristes et expat’ de Bamako, les morts n’ont pas le même poids médiatique, la même capacité à indigner l’opinion. Et cet aveuglant ethnocentrisme risque de se payer cher. En 2004, les Espagnols avaient réagi autrement aux bombes de Madrid, qui avaient fait 192 morts dans des trains de banlieue. « Après le pire attentat de notre histoire récente, la réaction de notre peuple a été intelligente, décente et exemplaire, s’enorgueillit Pablo Echenique, député européen Podemos. D’abord – inévitablement – le deuil, le soutien aux victimes et à leurs familles, et la condamnation la plus ferme de ces sauvages assassinats et de ceux qui les avaient perpétrés. Parallèlement, très peu de réactions xénophobes, mais plutôt le contraire : on serre les rangs, en incluant la communauté musulmane. Deuxièmement, identification des véritables causes de ces événements et rejet massif des interventions militaires – ce rejet étant conçu comme l’unique stratégie valable pour en finir avec le terrorisme djihadiste. » Trois jours après le carnage d’Atocha, les électeurs punirent le président Aznar – qui avait tenté, assez maladroitement, d’orienter les soupçons sur l’ETA – pour avoir, un an plus tôt, entraîné le pays dans la guerre de Bush en Irak. Les socialistes, portés au pouvoir par cette vague, durent ordonner le retrait immédiat des troupes espagnoles.
La France d’aujourd’hui marine fort loin d’une telle lucidité. Ici, le Janus du terrorisme et de l’antiterrorisme est devenu méthode de gouvernement. Le pays est placé sous la coupe d’un capitalisme de guerre, avec sa fuite en avant dans la stratégie du chaos. Quoi qu’ils votent, les électeurs plébisciteront la guerre, le consensus de la classe politique étant quasi total : l’état d’urgence a été voté à l’unanimité moins six, dans une surenchère sécuritaire qui dépasse celle de novembre 2005, et même celle de la guerre d’Algérie. FN et sarkozystes se font doubler sur leur droite par le binôme Hollande-Valls et son « impitoyable réponse à la barbarie ». Les actions de l’industrie de l’armement ont fait un bond de 4 % au lendemain des attentats.
Guerre domestique
Dimanche 15 novembre au matin, l’urgentiste Pelloux, rescapé de Charlie, fait son Déroulède sur France Inter : « Je ressens une peine immense, et en même temps une grande fierté, car les services de secours, bleu comme la police, blanc comme le Samu, rouge comme les pompiers, se sont mobilisés comme jamais. » La Marseillaise et son sang impur, les drapeaux tricolores, les valeurs de la République brandies comme un encensoir : les images télévisées insistent sur ce qui a tout l’air d’une aggravation de l’abrutissement patriotique depuis janvier. Mais les trémolos du bon docteur Pelloux embrigadent un peu vite les réflexes solidaires de nombreux Parisiens ayant porté secours aux blessés ou abrité des survivants sans nécessairement communier avec l’ivresse guerrière de ceux qui, de fait, ont exposé « leur » peuple aux représailles des fous d’Allah en semant le chaos en Irak, en Libye, en Syrie. L’ennemi est celui que nos gouvernants ont couvé sous l’aile de leur interventionnisme. Daech est le fruit pourri du pilonnage de Bagdad en 1991, puis 2003 ; de Guantanamo, d’Abou Ghraïb, des exécutions sommaires et publiques de Saddam Hussein et Kadhafi. Sans oublier qu’en 2013, Hollande et Fabius étaient parmi les plus fervents va-t-en-guerre contre le régime de Bachar : on peut imaginer que les premiers apprentis djihadistes à partir depuis la France ne se sentaient pas tant que ça en rupture avec le discours officiel.
Anne Hidalgo, maire de Paris, affirme que les terroristes se sont attaqués à l’âme « frondeuse » de Paris. Les « barbares » s’en seraient pris à un mode de vie. Mais le mépris de classe pointe derrière la bonne conscience d’une capitale livrée au tourisme et aux spéculateurs, qui expulse les pauvres vers sa périphérie depuis des décennies. Paris, c’est la France touchée en plein cœur, et on fait le portrait des victimes en hommage à leur innocence, à leur humanité. Les troupes et les journalistes ont été déployés dans le 9-3 comme en territoire comanche. Les habitants surpris par l’assaut des forces de l’ordre sur la planque des terroristes ressemblent trop… aux terroristes. Ne forment-ils pas ce fameux terreau où naît et grandit la menace ? Les soixante-dix riverains ayant pris de plein fouet l’opération du Raid ont été hébergés dans un gymnase. Anonymes, oubliés, jusqu’à ce que le maire de Saint-Denis, au bout de quatre jours, alerte les médias : aucun relogement ne leur avait été proposé, sans que personne ne s’en émeuve.
Les attentats du 13 novembre sont venus marquer de leur sceau de sang et de confusion le dixième anniversaire de la révolte des banlieues de 2005. L’état d’urgence est à nouveau décrété, cette fois-ci pour trois mois minimum. On découvre avec tristesse le chemin parcouru depuis la Marche de l’égalité (dite des « beurs ») de 1983. En 2005, la dimension sociale des émeutes était encore identifiable, malgré la criminalisation et le focus ethnique des discours médiatiques. Aujourd’hui, le poison identitaire et religieux recouvre tout. Avec ou contre nous, disait Bush. Ici, en 2015, c’est pareil. Peut-être encore pire, puisque l’État français a intégré le choc des civilisations à son propre agenda domestique : la République est en guerre contre ses quartiers populaires. En quinze jours, dans ces zones souvent dites de non-droit, 1836 perquisitions ont été menées sans commission rogatoire sous couvert de lutte antiterroriste. Combien auront été lancées pour de simples affaires de stupéfiants ? Combien d’erreurs sur la personne et de situations humiliantes ? Sachant que « le djihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation » (Raphaël Liogier, Libération, 24/11/15). « Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle, précise Olivier Roy, spécialiste de l’Islam, dans Le Monde (24/11/15). L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte. […] Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité. » Et ce nihilisme kamikaze tend un miroir grimaçant au nihilisme occidental, de Breivik à Lubitz en passant par Séguéla et Kerviel – ma planète pour une Rolex, un 4x4 Hummer ou un iPhone.
L’état d’urgence, auquel nous préparait l’inutile présence de Vigipirate dans les rues depuis trente ans, pourrait devenir permanent. « La guerre sera longue », puisqu’elle est le disque dur du capitalisme ultime. La concentration bestiale des richesses oblige les États à prendre les devants sur d’inévitables troubles sociaux. En les dévoyant en guerre de civilisations et autres affrontements inter-religieux, les gouvernants repoussent d’autant l’échéance d’un soulèvement général contre l’injustice. La COP21 maintenue sous cet état d’exception, c’est déjà le résultat d’un Patriot Act à la française. Les VRP des multinationales les plus prédatrices et polluantes vont se réunir à huis-clos en nous promettant, la main sur le cœur, qu’ils feront tout leur possible pour sauver la planète. Sortir de l’état d’hypnose bipolaire dans lequel nous maintiennent ces meilleurs ennemis du monde permettrait de démasquer l’ignominie d’une guerre qui n’est pas la nôtre.
J’ai éteint la télé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°138 (décembre 2015)
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Paru dans CQFD n°138 (décembre 2015)
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Illustré par L.L. de Mars
Mis en ligne le 27.04.2018
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