Dossier : "un climat irrespirable"
COP21 :« L’air a désormais un prix »
Ton documentaire s’ouvre sur la lutte des sidérurgistes en Lorraine. Quel lien fais-tu entre des ouvriers opposés à la fermeture de leur usine et la pollution ?
C’est une histoire passée inaperçue entre les promesses de repreneur par Sarkozy, de nationalisation par Montebourg, ou de reclassement par Hollande : pendant cette chaude activité sociale, Arcelor Mittal continuait d’empocher des millions grâce à ses crédits carbone. Depuis 2005, le gouvernement alloue gratuitement chaque année aux industriels des droits à polluer. Or, en étant le plus gros pollueur sur le sol national (18% des rejets CO2 contre 16% pour EDF et 9% pour Total), Arcelor bénéficie du plus gros stock de crédits. Avec le ralentissement de son activité, elle ne les utilise pas intégralement et les revend à d’autres industriels1. Ce qui en fait l’entreprise la plus excédentaire d’Europe en crédits carbone. « Arcelor Mittal gagne autant voire plus d’argent en arrêtant ses hauts-fourneaux qu’en les faisant fonctionner. On marche sur la tête ! », d’après un syndicaliste2.
Est-ce un « abus » du marché carbone ?
Pour les économistes libéraux, partisans d’une financiarisation du climat, c’est un exemple de bon fonctionnement. Il faut faire confiance au marché, il se régulera tout seul. Selon leur idéologie, la nature est « gratuite » alors que sa destruction n’est pas comptabilisée négativement. Avec le marché carbone, l’air a désormais un prix qui rend plus rentable d’arrêter certaines usines. Parce qu’Arcelor Mittal délocalisera dans un pays aux normes moins contraignantes. Surtout, parce qu’à aucun moment n’est questionnée la nécessité de produire de l’acier en si grande quantité. Le ralentissement de l’activité sidérurgiste en Lorraine est peut-être une bonne nouvelle environnementale, mais ce n’est pas de l’écologie. C’est une magouille de trader.
La logique marchande amène aussi des effets inverses, parfois à l’échelle d’un pays. Fin août 2015, un institut suédois indépendant d’étude sur le climat a publié un texte sur les effets « pervers » du protocole de Kyoto. Ils ont révélé que la production de gaz fluorés (comme le dioxyde de soufre au pouvoir réchauffant 23 000 fois supérieur au CO2) a explosé dans certains pays d’ex-URSS : « Les quantités de ces gaz-rebuts produites par ces installations ont considérablement augmenté entre 2008 et 2013, dès lors que leur captage et leur incinération ont été rémunérés3 . » En clair, on a produit ce gaz uniquement dans le but de le détruire pour en tirer une rente. Les médias ont parlé de « dysfonctionnement », mais c’est la logique même du marché.
Autre problème de fond, les statistiques comptabilisent les énergies produites et non celles consommées. Une usine polluant en France est prise en compte dans le calcul national. Or, la quincaillerie électronique utilisée par les Français mais fabriquée en Chine est comptabilisée en Chine. Les voitures françaises ne pollueraient pas en France, mais chez les producteurs de pétrole. C’est oublier qu’un gaz émis où que ce soit à la surface de la Terre se dissout et se retrouve vite de l’autre côté du globe. Il n’y a pas de frontières pour les pollutions. Cette méthode de calcul insinue que le réchauffement climatique est un fardeau mondial qu’il faudrait partager, alors que c’est un problème de riches. Que l’on externalise les pollutions dans les pays pauvres n’y changera rien.
Avec le marché carbone apparaissent les « mécanismes flexibles » ? Quésaco ?
C’est la possibilité d’acheter des droits d’émissions. Par exemple, en achetant des compensations carbone, le Japon a baissé ses émissions de 2,5% entre 2008 et 2012... sur le papier. L’autre possibilité est de financer des projets de réductions pour obtenir des droits à polluer. Ça ne se passe pas seulement dans les pays en développement : derrière les éoliennes prévues dans le sud Aveyron, on trouve des transporteurs routiers et un fabricant de moteurs pour la Marine qui exploite du pétrole en Algérie4. Les compensations auraient généré 860 millions de crédits alors que les projets financés « ne présentent pas d’efficacité réelle ». Ces projets bidons ne servent donc qu’à polluer plus« Une faille du protocole de Kyoto... », op. cit..
Si le principe de compensation permet de polluer plus par ailleurs, il est aussi un problème en soi ?
Le principe est d’émettre une action positive sur l’environnement pour « compenser » une action négative. Aux USA, des biobanques vendent des « actifs naturels » – c’est-à-dire des espèces ou des territoires – aux pollueurs. La France est pour l’instant dans une phase d’expérimentation. Une nouvelle séquence de marchandisation du vivant s’ouvre, où l’on viendrait mettre un prix sur la faune, la flore et les territoires. Par ailleurs, cela donne un nouvel argument aux bétonneurs : dans les procès liés aux compensations de Notre-Dame-des-Landes ou de Roybon, on ne questionne plus l’utilité du projet, mais simplement ses modalités de mise en œuvre.
En prétextant sauver la planète, la compensation étend une logique économique à des territoires qui en étaient épargnés. La firme française Pur Projet propose de compenser les émissions carbone en achetant de la forêt amérindienne5. Les Indiens qui y vivent, n’ayant pas de titre foncier, en sont expulsés. Idem chez les Massaïs de Tanzanie6. Non seulement cette méthode est barbare, mais elle repose sur l’idée fausse que la forêt stocke le carbone. Or, quand un arbre brûle ou pourrit, il rejette le carbone fixé temporairement. Il est tout à fait louable de vouloir protéger la forêt, mais le problème restera celui des émissions de gaz à effet de serre. Le carbone reste dans l’atmosphère pendant 120 ans, et les dégâts de son accumulation sont intemporels.
La quantification de la nature portée par les bureaucraties vertes n’est pas nouvelle. Mais pourrait-on dire qu’elle s’intensifie ?
Il y a un mois, la BBC Earth (en coopération avec l’ONU) a sorti des chiffres assez burlesques. 8,2 trillions de dollars pour les récifs coralliens qui captent le CO2 et logent les poissons. 143,3 milliards pour les abeilles pollinisatrices qui permettent l’agriculture. 108 500 dollars par castor qui, avec ses barrages, évite les inondations et purifie l’eau. Cette idée de tout quantifier est concomitante de la notion de « service écosystémique » ; l’idée d’une nature réduite à son utilité. Le service écosystémique est une notion-clé du développement durable qui induit une liaison entre l’économie, le social et l’écologie. On se comprendrait entre humains et non-humains dès lors que l’on parlerait tous en dollars.
On peut remonter plus loin dans l’omniprésence des chiffres. Dans La mesure de la réalité, l’historien Alfred Crosby étudie le passage d’un modèle qualitatif à un modèle quantitatif dans l’Occident de la fin du Moyen Âge : « La société occidentale entreprit alors de mesurer le temps, l’espace, la distance, de traduire en nombres chaque aspect de la réalité. » On compte en musique. On chronomètre le temps. Le peintre met le paysage en perspective et les marins cartographient les océans. « Ce changement de mentalité a rendu possible le développement de la science et de la technologie, en même temps qu’il instaurait le règne de l’argent et de la bureaucratie », écrit-il. La mise à prix de la nature prolifère sur ce terreau. Elle chosifie la nature. Elle en donne une vision mécaniste.
Selon toi, qu’y a-t-il à attendre de la COP21 ?
Ce qu’on y discutera est relativement important et plusieurs signes avant-coureurs laissent penser qu’on ne rejouera pas le coup de Copenhague en 2009. Mais restons lucide. Le but est de limiter le réchauffement à deux degrés d’ici la fin du siècle. Chiffre sujet à controverse, car la véritable augmentation pourrait être de 3,7 à 4,8. Mais quand bien même les États s’y engageraient, aucune sanction n’est prévue en cas de promesses non tenues.
Enfin, la crise climatique permet au capitalisme bureaucratique d’intensifier son emprise sur nous. Le compteur électrique Linky dans les foyers, la privatisation des derniers biens communs, le rationnement, et l’intrusion des systèmes intelligents dans chaque aspect de nos vies. Plus que l’idéologie sécuritaire, l’écologie servira de prétexte à l’intrusion de dispositifs de surveillance. La vie privée pourrait en ressortir aussi affectée que par les lois antiterroristes.
1 Voir le site carbonmarketdata.com.
2 « Quand Arcelor Mittal gagne de l’argent en mettant en sommeil ses aciéries », Le Monde, 26/04/12.
3 « Une faille du protocole de Kyoto a aggravé le réchauffement climatique », Le Monde, 27/08/15.
4 Plaidoyer contre les éoliennes industrielles, douze.noblogs.org.
5 « Carbone contre nourriture », Les Amis de la Terre, mars 2014.
6 « La culture des massaïs en péril. vous ne partirez plus en safari », The observer, Février 2010 . « Les laissés-pour-compte de l’écologie », Vice magazine, juin 2015.
Cet article a été publié dans
CQFD n°138 (décembre 2015)
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Paru dans CQFD n°138 (décembre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Mickomix
Mis en ligne le 08.12.2015
Dans CQFD n°138 (décembre 2015)
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11 décembre 2015, 19:20
Pas de quoi se rassurer... mais on s’en doutait un peu !
Note au traducteur : le "trillion", ça n’existe pas en français, ni dans le système métrique.
21 janvier 2016, 12:28, par R
Bonjour,
Mon message a pour but d’attirer l’attention de l’auteur du papier "l’air a désormais un prix" ( n° 138), p11)" sur le fait qu’il faut prêter un peu attention à la véracité de ce qui est écrit . L’article cité traite très bien le sujet, mais il comporte une information fausse qui saute aux yeux : dans le 2ème paragraphe, l’exemple du SO2 comme gaz fluoré est évidemment faux, il ne contient pas de fluor. Et le pouvoir réchauffant cité est celui du SF6, qui lui contient bien du fluor.... Prise de pieds dans le tapis.
Conclusion : prêter un peu plus d’attention à la relecture et à la vraisemblance de ce qui est imprimé, c’est une question de fiabilité.
J’ai pas fini de lire le dossier, j’espère ne pas avoir d’autres mauvaises surprises.
Avec mes encouragements.
16 février 2016, 18:16
Effectivement, il ne s’agit pas du dioxyde de souffre (SO2) mais de l’hexafluorure de souffre (SF6).
extrait de l’article dont est tiré l’anecdote :
"Le pouvoir réchauffant de certains gaz fluorés est tel que leur valeur, en termes de crédits carbone, est considérable, rappelle l’économiste Christian de Perthuis, président du conseil d’administration de la chaire Economie du climat (université Paris-Dauphine). On s’est rendu compte qu’en Chine, des usines étaient construites essentiellement pour produire de tels gaz, à la seule fin de les détruire ensuite… (...) Dans la dernière édition de la revue Nature Climate Change, les chercheurs du Stockholm Environment Institute illustrent leurs propos par un cas d’école. Ils ont examiné quatre usines russes produisant comme déchets du HFC-23 ou du SF6 – des gaz fluorés au très fort pouvoir réchauffant. De manière frappante, les quantités de ces gaz-rebuts produites par ces installations ont considérablement augmenté entre 2008 et 2013, dès lors que leur captage et leur incinération ont été rémunérés par le biais de la mise en œuvre conjointe. En l’espace de cinq ans et à production finale stable, ces usines chimiques se sont mises à générer jusqu’à dix fois plus de ces déchets gazeux, subitement devenus très rémunérateurs…" Le Monde, 27 août 2015