Un référendum sans les Kanak ?

En Kanaky, le variant delta du colonialisme

En Nouvelle-Calédonie, le dernier des trois référendums d’autodétermination prévus par l’accord de Nouméa se tiendra ce dimanche 12 décembre. Ainsi a tranché l’État français après d’âpres débats sur un possible report au vu du contexte sanitaire et social. Cette consultation est pourtant vidée de son sens, l’ensemble des indépendantistes appelant à la « non-participation » : le vote devrait donc se faire pour ainsi dire sans les Kanak, peuple premier du territoire, pro-indépendance à une écrasante majorité. Un passage en force qui vise à purger le processus de décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, quitte à précipiter l’archipel dans une crise politique profonde.
Par 6col

Aloisio Sako nous reçoit chez lui à Dumbéa, dans la banlieue de Nouméa, en tenue de travail. Ce septuagénaire imposant, président du Rassemblement démocratique océanien, l’une des quatre composantes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), est en train de labourer un vaste champ qui accueillera bientôt des plants d’igname, tubercule incontournable dans le Pacifique. Il commence par dire la dureté de la pandémie qui frappe la Nouvelle-Calédonie, évoque les proches fauchés par le Covid-19, les cérémonies de deuil qui n’ont pu encore se tenir – peut-être à la toute fin du mois de novembre, espère-t-il. Il confie d’une voix basse qu’il n’a pas complètement la tête à la politique, à mener une campagne.

« Pour nous, Océaniens, explique-t-il, la mort, comme la naissance et le mariage, sont des moments essentiels. Il y a des rituels, des discours, des cérémonies coutumières qui exigent du temps. Pour demander pardon pour la disparition du sang, dont les propriétaires sont les tontons maternels, mais aussi pour se réconcilier, consolider les liens. » Aloisio Sako est membre de l’importante communauté wallisienne1 de Nouvelle-Calédonie, mais la réalité qu’il décrit vaut également pour le monde kanak. « Là, nous sommes plongés dans le deuil et cela concerne des clans entiers. Ce qui représente des centaines, voire des milliers de personnes. »

Fin octobre, l’ensemble des indépendantistes, FLNKS en tête, font savoir qu’ils ne participeront pas au troisième et dernier référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie prévu le 12 décembre et réclament son report. Qu’importe : un mois jour pour jour avant la date prévue, l’État annonce le maintien du scrutin, sous les vivats du camp anti-indépendantiste. Christian Téin, commissaire général de l’Union calédonienne (UC, parti membre du FLNKS), réagit, visiblement ému : « Après trente années, souvent difficiles, à construire ce pays, ce n’est pas à la légère que nous avons décidé de ne pas y aller. Mais cette pandémie est grave. Nous avions demandé du temps pour que le vote puisse se faire dans l’apaisement, avec tout le monde. La manière de faire de l’État, c’est de monter les populations les unes contre les autres, on ne peut pas l’accepter. » Et d’ajouter : « On appelle les nôtres à ne pas participer parce qu’on a une responsabilité devant l’histoire de ce pays. Et devant tous ceux qui sont morts pour arriver là où nous sommes. »

Un an de « deuil kanak »

Le Covid-19 n’avait fait jusque-là que quelques incursions sans gravité dans une Nouvelle-Calédonie quasi bouclée. Avant que le variant delta ne déboule début septembre : quelque 12 000 contaminations, plus de 270 décès en moins de trois mois – pour une population qui dépasse à peine les 270 000 personnes. Malgré l’absence de statistiques officielles, chacun s’accorde ici sur le fait que les communautés océaniennes – et kanak en premier lieu – sont les principales victimes de la pandémie. « Nous sommes des populations très fragiles, note Aloisio Sako. Beaucoup de comorbidités, de personnes encore non vaccinées… » Le 9 novembre, le Sénat coutumier, l’instance qui gère le droit autochtone dans l’archipel, décrète un an de « deuil kanak ». Selon son président, Yvon Kona, « plus de 500 familles directes [sont] concernées et plus d’un millier de clans endeuillés ».

« Il y a encore quelques jours, nous étions confinés le week-end et toutes les restrictions ne sont pas encore levées... Une campagne d’un mois à peine, dans de telles conditions, pour un sujet aussi important que l’émancipation d’un peuple, cela n’a pas de sens ! »

Luc Tournabien, membre de la rédaction du journal La Voix de Kanaky et animateur du blog L’indépendant2, estime que bien des Kanak ne seraient pas allés voter le 12, même sans ces deuils en suspens et l’appel à non-participation des indépendantistes : « Il y a dans cette communauté, qui a beaucoup souffert des maladies amenées par les colons ou plus récemment de la lèpre, une peur de la maladie bien plus importante que chez les Européens3 ». Avant de souligner : « Il y a encore quelques jours [jusqu’au 7 novembre, NDLR], nous étions confinés le week-end et toutes les restrictions ne sont pas encore levées4. Une campagne d’un mois à peine, dans de telles conditions, pour un sujet aussi important que l’émancipation d’un peuple, cela n’a pas de sens  ! »

« La droite accuse maintenant les indépendantistes de se défiler parce qu’ils auraient peur de perdre, poursuit Luc Tournabien. Mais ce référendum, ce sont eux qui l’ont demandé  ! » Ce sont en effet les élus indépendantistes qui ont enclenché, en avril dernier, la procédure conduisant à cette troisième consultation. Mais avec une tout autre date en tête : en 2019, Édouard Philippe, alors Premier ministre, avait assuré que le dernier des trois votes prévus par l’accord de Nouméa ne se tiendrait pas avant fin août 2022, afin de « bien distinguer les échéances électorales nationales et celles propres à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ». Le choix du 12 décembre est donc une énième promesse non tenue de l’État dans le dossier calédonien. Tout en la dénonçant, les indépendantistes avaient dû se résoudre à accepter cette accélération du calendrier et avaient lancé leur campagne fin août, en même temps que les anti-indépendantistes. Deux semaines plus tard, la pandémie venait tout stopper.

La « main tendue » des Kanak

À l’issue du deuxième référendum, qui s’est tenu le 4 octobre 2020, le militant indépendantiste Gérald Cortot s’interrogeait dans nos colonnes : « Est-ce que la France va enfin réussir une décolonisation5  ? » Un an après, nous le retrouvons à son domicile nouméen. Sa réponse est sans appel : « Non. Mais ce n’est pas étonnant, elle n’en a jamais réussi une seule. » Et de rappeler le droit international, « jamais évoqué, selon lui, par les responsables français actuels » : « On entend le ministre des Colonies [Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, NDLR], repris par la droite ici, dire que la démocratie n’oblige pas les gens à aller voter, que seul le résultat compte. Mais s’il y a référendum aujourd’hui, c’est que la Nouvelle-Calédonie est inscrite sur la liste de l’ONU6 des pays à décoloniser. Faut-il rappeler les déclarations des Nations unies affirmant le droit des peuples colonisés à disposer d’eux-mêmes  ? Ici, ce sont les Kanak. » Et de demander : « Quelle légitimité peut avoir un vote sans eux  ? »

Vétéran de l’UC, Gérald Cortot connaît bien l’histoire de la lutte d’émancipation du peuple kanak : « Les Kanak sont les ayants droit naturels de la décolonisation. Dès 1983, ils ont accepté de partager ce droit en invitant les autres communautés de Nouvelle-Calédonie à construire le futur pays avec eux7. » Il précise : « Cela ne pouvait pas concerner toute la population, puisqu’il y avait eu une politique visant à noyer le peuple originel8, mais les Kanak ont dès lors reconnu les personnes implantées de longue date. Notamment celles qu’on a appelées les“victimes de l’histoire”, envoyées ici de force, comme à l’époque de la colonie pénitentiaire. » Gérald Cortot dénonce le fait que cette « main tendue » des Kanak soit une nouvelle fois retournée contre eux : « Ce sont ces personnes invitées qui, avec la complicité de l’État, font tout pour rester dans la France en agissant comme si les colonisés n’avaient pas voix au chapitre. C’est un retour au colonialisme le plus primaire  ! »

Saborder l’accord de Nouméa

« L’État et la droite anti-indépendantiste locale cherchent aujourd’hui à profiter de manière indécente de la situation sanitaire et humaine, s’insurge Luc Tournabien. Depuis que la seconde consultation a montré que l’indépendance gagnait du terrain9, il y a une volonté affichée, notamment du côté du gouvernement, de casser coûte que coûte la revendication indépendantiste. » Le 20 octobre, devant le Sénat, Jean Castex affirmait, pour la seconde fois en un an, son souhait de conserver la Nouvelle-Calédonie dans la France. Une attitude qui tranche avec la posture de neutralité qui était celle, au moins officiellement, de l’État depuis la signature des accords de Matignon en 1988, puis, de celui de Nouméa dix ans plus tard. Ce dernier ouvrait un exceptionnel processus de décolonisation… qui paraît aujourd’hui moribond.

« Il y a une volonté manifeste de saborder la sortie de l’accord de Nouméa », analyse Luc Tournabien, relevant que l’État s’y était engagé à reconnaître « la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier d’une complète émancipation ». « L’État n’a pas vraiment joué le jeu. Quant aux anti-indépendantistes, ils n’ont signé l’accord que pour gagner vingt ans. Ce temps prévu pour la construction collective de l’indépendance, qu’ils ont utilisé pour l’empêcher par tous les moyens. C’est désastreux, car on aurait pu enfin sortir de cette division incessante. »

Un regard que partage Gérald Cortot : « On aura toujours des opposants irréductibles, mais une bonne partie de la population calédonienne serait désormais susceptible d’accepter l’indépendance si l’État, qui a la responsabilité de la colonisation et donc de la décolonisation, arrêtait d’instrumentaliser les non-Kanak. » Il ne cache pas sa déception : « Aujourd’hui, alors que ce troisième vote aurait dû se faire autour d’un projet concerté pour le pays à venir, on ravive les divisions et on revient plus de trente ans en arrière. »

« Ils peuvent bien envoyer 5 000, 10 000 hommes, je ne vois pas ce que ça pourra changer à notre aspiration à l’indépendance. »

Côté indépendantiste, Charles Washétine, porte-parole du Palika (Parti de libération kanak, FLNKS) a été l’un de ceux qui ont le plus vivement réagi à l’annonce du maintien du référendum : une « insulte », une « provocation politique » qui « s’apparente à une véritable déclaration de guerre contre le peuple kanak et les citoyens progressistes de ce pays10 ». De tels termes ne sont pas anodins dans une Nouvelle-Calédonie encore traumatisée par les « Événements » violents des années 1980. Luc Tournabien juge, lui aussi, que l’État joue avec le feu : « Devant tant de mépris, de trahisons, quelle autre solution auront les Kanak pour faire valoir leurs droits que de se rebeller  ? Nous avons subi les “Événements”, enterré des amis, beaucoup dont moi-même ont fait de la prison. Personne n’a envie de revivre ça, mais l’État est en train de réunir toutes les conditions pour qu’une nouvelle révolte éclate. »

Conscient du caractère pyromane de son action – ou, plus sûrement, répondant à un vieux réflexe colonial – l’État français a décidé l’envoi de 2 000 policiers, gendarmes et militaires dans l’archipel. Ces renforts, deux fois plus importants que lors du vote de 2018, viendront s’ajouter aux 1 400 membres des forces de l’ordre déjà en poste sur place. Un quadrillage du territoire effarant… et inutile pour Aloisio Sako : « Ils peuvent bien envoyer 5 000, 10 000 hommes, je ne vois pas ce que ça pourra changer à notre aspiration à l’indépendance. »

Tournés vers l’après-12 décembre

À l’heure où ces lignes sont écrites, la Nouvelle-Calédonie est calme. Les banderoles qui ornent l’entrée de nombreuses communes et les rassemblements de protestation devant le Congrès (l’assemblée délibérante locale) n’ont pas (encore ?) pour thème le référendum, mais l’opposition d’une partie de la population à l’obligation vaccinale, prévue pour début 2022. Seuls les loyalistes (ainsi que s’autoproclament les anti-indépendantistes), rassemblés sous l’étiquette des « Voix du non », font campagne, plutôt mollement, pour ce vote joué d’avance. Le Comité stratégique indépendantiste de non-participation, qui regroupe la mouvance indépendantiste et nationaliste, ne prévoit quant à lui que quelques discrètes « réunions de travail » afin de transmettre ses mots d’ordre sur le terrain. De part et d’autre, on semble d’ores et déjà tourné vers l’après-12 décembre.

Roch Wamytan, président indépendantiste du Congrès, a d’emblée annoncé que le FLNKS dénoncerait le résultat de ce référendum devant les instances internationales, notamment l’ONU. Tandis qu’Emmanuel Macron promet, sans rire, que l’État reprendra « l’initiative du dialogue ». De fait, des négociations devront se rouvrir après cette consultation pour rien. Mais sur quelles bases ? « Il y a fort à parier que le gouvernement, comme en rêvent les loyalistes, fort de trois scrutins gagnés, va vouloir enterrer l’indépendance, prédit Luc Tournabien. Mais aussi revenir sur le gel du corps électoral voulu par l’accord de Nouméa. »

Les leaders loyalistes ne cessent en effet de répéter leur volonté de mettre fin aux corps électoraux spéciaux, les seuls autorisés à s’exprimer sur l’avenir du territoire. Cela reviendrait à intégrer d’un coup sur les listes pas moins de 40 000 personnes arrivées ces dernières années. « Autant dire que cela acterait une colonisation de peuplement dans des proportions inédites, dénonce Luc Tournabien.

C’est voué à l’échec, mais c’est surtout très risqué. » Cette question cruciale de la composition du corps électoral est celle qui, déjà, avait amené les indépendantistes à boycotter les scrutins de 1984 et 1987. La première fois marquait le début des « Événements ».

Le 23 novembre, l’essentiel des organisations indépendantistes rendait publique une « Lettre ouverte du peuple kanak au peuple de France ». Celle-ci pose la question : « Le gouvernement français pense-t-il sérieusement que le scrutin qu’il entend maintenir le 12  décembre mettra fin à la revendication du peuple kanak, lui ôtera toute légitimité et permettra [à la France] de poursuivre – un siècle encore, un siècle de plus, un siècle de trop – son travail d’assujettissement et de domination  ? »

Comme une réponse anticipée, Aloisio Sako avertit : « Nous ne reviendrons à la table des discussions après le référendum que pour parler de l’indépendance, pas moins. Jusqu’ici, nous avons fait des concessions. Plus maintenant  ! Seule l’indépendance pourra construire une société fraternelle entre les communautés vivant ici, et nous offrir une perspective d’avenir sereine. »

Benoît Godin

1 Originaires du territoire français de Wallis-et-Futuna, Wallisiens et Futuniens représentaient en 2019, 8,3 % de la population calédonienne. Une communauté traditionnellement rattachée à la droite anti-indépendantiste, mais qui aujourd’hui s’est rapprochée significativement du camp indépendantiste.

3 Lire à ce sujet « La Kanaky toujours malade du colonialisme », CQFD n° 189 (juillet 2020).

4 Notamment l’interdiction de rassemblement de plus de trente personnes et un couvre-feu de 23 h à 5 h. À l’heure où ces lignes sont écrites, la pandémie est loin d’être contrôlée sur le territoire, avec des rebonds épidémiques à Thio, Houaïlou ou Maré, autant de communes à majorité kanak.

5 Article paru dans CQFD n° 192 (novembre 2020).

6 Il s’agit plus précisément de la liste des « territoires non autonomes », « dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes ».

7 Lors de la table ronde de Nainville-les-Roches (Essonne) qui rassemblait l’État et les principales forces politiques de Nouvelle-Calédonie.

8 Une politique dont l’objectif délibéré était d’éviter la naissance d’un mouvement indépendantiste. « La revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire », écrivait le Premier ministre Pierre Messmer en 1972.

9 La consultation de 2020 voyait le « Oui » bondir de plus de trois points par rapport au référendum de 2018 (46,74 % contre 43,33 %).

10 Communiqué du 14/11/2021.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

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