IL Y A UN AN (CQFD n°43), je vous expliquais les stratégies de la direction pour casser un mouvement de grève dans l’usine. Hé bien en un an, ça a vachement évolué. Dans un atelier de fabrication d’engrais, ça fait des mois que ça ne va pas bien : le personnel subit des contraintes, un contremaître très autoritaire, et les suppressions de repos et le stress sont monnaie courante. Quand vous croisez les mecs du secteur, vous vous demandez s’ils vont bientôt se pendre ou prendre une kalachnikov et tirer dans le tas. Un peu spéciale comme ambiance. Très sombre, très électrique. Il y a eu plusieurs cas de dépression. En plus, la pression est mise sur tous et chacun parce que le produit fabriqué rapporte énormément à la société.
La colère monte depuis plusieurs mois et une prime a fait déborder le vase : elle a été distribuée dans plusieurs secteurs de l’usine mais pas chez eux. Aussitôt certains des salariés de cet atelier ont fait venir les syndicats pour élaborer des revendications (plus facile que d’exprimer un rasle- bol) qui ont été déposées à la direction, ainsi qu’une pétition, en prévenant que s’il n’y avait pas de résultat, ce serait la grève.
Dit comme ça ce pourrait être simple si ce n’est que la pression est tellement forte dans cet atelier,à propos de la sécurité et des pertes de production qu’entraîne un arrêt, qu’il est plus facile de menacer de la grève que de la faire. Il faut aussi dire les choses, les salariés de ce type d’atelier ont peur de l’arrêter et d’en prendre la responsabilité. Il y a toujours des risques de casser une machine (à cause de l’âge du matériel), de laisser s’échapper du produit à l’atmosphère ou autre. Depuis que les modes de conduite de ces ateliers se sont informatisés, que tout le monde s’est éloigné de la production proprement dite, les gars semblent avoir perdu la maîtrise de leur installation. Et ça, la direction le sait. Du coup, le directeur et le DRH n’ont pas de soucis quand ils répondent un non catégorique aux revendications (prime, salaire et formation) allant presque jusqu’à les provoquer.
Face à la réponse négative de la direction, la réponse obligée est donc la grève, mais toujours avec cette peur d’arrêter les machines. Profitant d’un arrêt technique pour réparer un réacteur, les gars décident de refuser de redémarrer. Aussi, l’équipe de nuit, en arrivant à 21 heures, se met en grève et reste les bras croisés ou rentre à la maison.
Dans le temps, le mouvement aurait été repris par les autres équipes, seulement l’équipe du matin, plus docile, ne sait plus trop quoi faire (d’autant qu’ils doivent se coltiner la hiérarchie qui n’a pas daigné se déplacer la nuit pour parlementer avec les grévistes). Une mini-assemblée générale est convoquée, où la CFDT fait peur aux mecs qui cessent le mouvement aussitôt et font redémarrer l’atelier. Premier épisode raté.
À la suite de ça, une délégation de ceux qui sont en colère va à la direction pour obtenir quand même quelque chose. Un nouvel ultimatum est déposé et les mecs semblant plutôt déterminés, la direction a l’air de croire en la possibilité d’une grève. C’est vrai que lorsqu’on parle avec les gars, ceux-ci sont très énervés et semblent vouloir en découdre.
Le lendemain, la direction invite ses cadres pour une réunion où elle les informe du possible mouvement de grève. Disant que ce n’est pas le moment, que si cet atelier arrête, la société se retrouve au bord du gouffre. Bref, le discours habituel, mais ça marche et les cadres font leur boulot de courroie de transmission en affolant les salariés de l’usine. Le syndicat CGT a beau contre-balancer l’info, rien n’y fait et, une nouvelle fois, ceux qui veulent se battre passent pour des pestiférés qui vont faire couler la boîte. C’est devenu quelque chose d’irrationnel dans l’usine. Les salariés ont connu tant de plans de suppression d’emplois qu’ils ne se bougent plus, attendant juste le prochain plan pour, peut-être, bénéficier d’un départ en préretraite.
En plus de la réunion des cadres, le directeur va jusqu’à envoyer une lettre à chacun des ouvriers de l’atelier d’engrais, pour leur dire, en gros, qu’il comprend leur demande, que ce n’est pas le moment, vu la conjoncture,mais que dès que l’usine va aller mieux, ils auront satisfaction. Tout cela fait qu’à la date prévue, lors d’une réunion des salariés pour préparer la grève, il n’y a qu’une douzaine de personnes sur une cinquantaine et que la moitié est plutôt timorée. Résultat des courses : rien. Personne n’ose arrêter. Il y en a bien qui disent : « Tu verras, après les travaux de mai-juin, là, on va vraiment faire grève. » Mais personne n’y croit. Voilà où on en est ce mois-ci, pas de quoi jubiler. Et là, il s’agit d’un mouvement qui venait des ouvriers eux-mêmes. Ça ne marche pas. Alors quand il s’agit d’une journée d’action parachutée par les pontes de Montreuil, c’est même pas la peine.