Dossier école
Ecole : Vive la rentrée des classes !
CQFD : À travers tes ouvrages Pédagogie et révolution (Libertalia, 2012), Apprendre à désobéir (Libertalia, 2013) et L’École des barricades (Libertalia, paru en septembre 2014), tu revisites l’histoire des pédagogies d’émancipation et l’opposes au mythe de l’école républicaine. Peux-tu nous rappeler en quoi ces pistes d’un autre projet d’éducation populaire diffèrent de l’école de Jules Ferry ?
Grégory Chambat : C’est l’école elle-même qui est chargée de nous enseigner sa propre histoire. Elle a façonné toute une mythologie aujourd’hui relayée par la gauche (voir l’hommage de François Hollande à Jules Ferry lors de sa cérémonie d’investiture…). On a retenu la lutte entre les républicains et les cléricaux, oubliant au passage que, pour la classe dominante, il s’agissait moins de changer l’école que de la contrôler, quitte à emprunter à l’ennemi ses méthodes pédagogiques. Pour parvenir à ses fins – une école « pour » le peuple et non « du » peuple – et « clore l’ère des révolutions » (Jules Ferry), il lui fallait aussi éliminer tout projet éducatif alternatif.
La IIIe République se soucie moins d’alphabétiser le peuple1 que d’asseoir son pouvoir. Son école prépare la revanche contre l’Allemagne mais aussi contre les rêves d’émancipation de la classe ouvrière, ceux de la Commune de Paris. Jules Ferry n’entend pas reprendre le programme scolaire de la Commune, le premier à instaurer un enseignement laïc, gratuit et « intégral », mais cherche à s’en prémunir en le détournant de son idéal socialiste. L’un de ses conseillers, Félix Pécaut, l’affirmait en pleine Semaine sanglante : « Si vous voulez une saine domination des classes supérieures, il ne faut pas fusiller le peuple, mais l’instruire. » On a également voulu nous faire oublier que, face à cette école où le culte de Dieu était remplacé par celui « de la patrie et du coffre-fort », le mouvement ouvrier n’est pas resté dupe. Au début du XXe siècle, les syndicalistes révolutionnaires de la CGT prirent la décision, sans la concrétiser, de fonder leurs propres écoles primaires syndicales avec une ambition magnifiquement décrite dans le programme éducatif des communards : « Il faut, enfin, qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi.2 » Pour Jules Ferry, il s’agissait aussi de rendre impossible – et même inimaginable ! – la réalisation d’un tel projet…
Entre l’obsession nostalgique d’un Finkielkraut pour une école républicaine qui aurait cessé d’être un sanctuaire de savoir et de discipline et les assauts de Farida Belghoul contre la supposée théorie du genre qui pervertirait nos chères têtes blondes, l’école est au centre de toutes les angoisses de déclin de l’époque. Quel sens donnes-tu à cela ?
La cohérence entre ces discours, c’est la lutte contre l’égalité sociale, la défense acharnée de l’ordre et des hiérarchies que décrit Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005.) : « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société –, a basculé. » C’est pourquoi le travail pédagogique est constitutif du combat social. Non seulement parce que le discours décliniste et nostalgique parvient à capter une partie des souffrances et déceptions que nourrit l’école, mais aussi parce que ce terrain, on l’ignore souvent, a toujours été un champ d’intervention de l’extrême droite : Francisco Ferrer fusillé en Espagne par l’alliance du sabre et du goupillon, Célestin Freinet poussé à la démission par l’Action française de Maurras, Pétain prenant comme premières mesures la mise au pas des enseignants…
Dans le discours réac-publicain, le traitement de la question scolaire constitue la ligne avancée d’une révolution conservatrice dont la prétention à monopoliser la contestation du système scolaire se heurte à trop peu d’opposition… quand elle n’est pas purement et simplement relayée par la gauche.
Dans quelle mesure l’école est le lieu d’un conditionnement des minots au système néolibéral ?
Comme les autres services publics, l’école attire les convoitises. Le programme néolibéral de « colonisation économique » s’efforce de conquérir des marchés plus ou moins exclus jusque-là de la sphère marchande (n’oublions pas que l’école privée existe depuis longtemps en France !) et de les rentabiliser à son profit, avec le juteux marché des cours à domicile (2,13 milliards d’euros en 2013, ce qui place la France en tête des pays européens) et les nouvelles technologies – ces dernières n’étant pas forcément en elles-mêmes condamnables : c’est avec une imprimerie et des caméras que Freinet se lance dans sa « révolution » pédagogique.
Pour le pouvoir, l’école reste aussi, selon la formule d’Illich « la meilleure agence de publicité qui nous fait accepter la société telle qu’elle est ». Ce rôle idéologique et cette fonction de contrôle social entrent parfois en contradiction avec les logiques budgétaires.
Arrivé au pouvoir, les reniements éducatifs du PS ont été immédiats. Après avoir rallié le libéralisme et célébré le marché, dans les années 1980 ; après avoir à la fin des années 1990 adopté le discours sécuritaire, la gauche des années 2010 est en train d’abandonner toute perspective d’éducation émancipatrice. « La guerre aux pauvres commence à l’école », analyse le philosophe Ruwen Ogien dénonçant l’alliance des néo-libéraux et des néo-conservateurs, à l’image de ce qui rendit possible la conquête du pouvoir par les Pinochet, Thatcher et autres Reagan. Une telle alliance pourrait se réactiver aujourd’hui autour de ces réac-publicains qui rêvent d’une école de l’ordre et de la soumission pour le plus grand « bénéfice » des dominants. C’est une hypothèse qui me semble plus plausible que les théories sur la menace « libéral-libertaire ». Qui met les pieds dans un établissement scolaire oublie immédiatement tous ses fantasmes sur ce complot « libertaire » !
« Fille et servante du capitalisme », telle est, selon Célestin Freinet, la nature de notre école. Nombre de ses valeurs et de ses modes de fonctionnement font corps avec les principes du libéralisme. « Dès lors, écrit Charlotte Nordmann, non seulement on reconnaît combien l’école se prêtait à l’investissement par la logique néolibérale, mais on en vient à se demander si le mode de gouvernement néolibéral ne doit pas beaucoup à la logique scolaire : outre l’usage systématique des évaluations individuelles et des classements, l’importance accordée à l’investissement subjectif, à l’intériorisation des règles et des objectifs (magnifiée en “autonomie”), et l’entreprise de “responsabilisation” des sujets qui s’ensuit sont des modalités de gouvernement qui ont été développées et perfectionnées au sein de l’institution scolaire.3 »
Ce n’est donc pas vers la défense d’une institution au service des dominants et encore moins vers la nostalgie de la ségrégation sociale que nous devons nous tourner mais bien vers le combat des dominés pour leur émancipation, sur le terrain de la lutte des classes et « en classe »…
Quelles sont les alternatives possibles aux pratiques pédagogiques dominantes ?
C’est en partant d’une analyse des contradictions à l’œuvre que l’on peut espérer reconstruire des mobilisations nourries de nos pratiques quotidiennes avec les dominés eux-mêmes. Pour la « pédagogie des opprimés » dont parlait le pédagogue brésilien Paulo Freire, on ne transforme le monde que si on le comprend et on ne le comprend qu’en le transformant. Sans attendre le grand soir et sans nécessairement se réfugier dans des marges, le pari est d’arriver à rendre les élèves non plus « spectateurs-consommateurs » de leurs apprentissages, ni même « acteurs » mais bien « auteurs » et producteurs de leurs savoirs. C’est la voie suivie par la pédagogie sociale qui cherche à éduquer dans, par et pour (transformer) le milieu. Il s’agit de « produire » du savoir, de l’écrit, de la parole pour renouer avec l’ambition éducative des communards que j’évoquais plus haut et en finir avec une école « fabrique de l’impuissance » (Charlotte Nordmann). Cela passe par la remise en cause de la compétition de tous contre tous, de l’évaluation permanente, au profit de la coopération. Si ces pratiques existent déjà dans les faits, il leur manque, peut-être, de porter parallèlement une perspective sociale de rupture pour faire de ces alternatives non des gouttes d’huile dans les rouages du système mais des grains de sable.
Tu enseignes à des élèves non francophones dans un collège de Mantes-la-Ville, commune passée au FN aux dernières municipales. Comment ça se passe ?
Les municipalités ont peu de pouvoir direct sur les collèges, ce sont surtout nos collègues du primaire qui sont en première ligne, d’autant que la réforme des rythmes scolaires renforce cette situation. Néanmoins, les élus municipaux siègent aux conseils d’administration. À Mantes, le maire FN est lui-même prof de lycée professionnel et son adjointe chargée des affaires scolaires s’affiche aux côtés de Farida Belghoul, derrière la banderole de Civitas « Hommage à Sainte Jeanne d’Arc ».
Dans le quotidien du collège, on se sent sous surveillance, ce qui est d’ailleurs l’objectif de contrôle « par le haut » que le Collectif Racine, « les enseignants patriotes » du FN, appelle de ses vœux. C’est aussi, depuis l’élection, un climat plus tendu de suspicions et de provocations : un collègue a reçu une lettre anonyme et un tract de Le Pen dans son casier, des articles contre le programme scolaire du FN m’ont valu la « une » du site du Collectif Racine… Quant aux élèves, on sent une crainte diffuse. En ce qui concerne les luttes menées par le passé pour des élèves sans-papiers, nous savons que ce n’est plus vers la mairie que nous pourrons nous tourner.
Les frontières entre les réac-publicains et le FN sont en train de sauter, à l’image du triste Brighelli saluant récemment les projets éducatifs du FN dans Le Point. Il n’est plus possible d’imaginer que le mouvement social se détourne des combats pédagogiques pour « n’autre école ».
À consulter :
Les illustrations de Camille Burger.
Biblio :
Ruwen Ogien, La Guerre aux pauvres commence à l’école, Grasset, 2013.
Charlotte Nordmann, La Fabrique de l’impuissance 2, l’école entre domination et émancipation, Amsterdam, 2007.
Jean-Michel Barreau, L’École et les tentations réactionnaires, L’Aube, 2005.
1 Voir Jacques Ozouf et François Furet, Lire et écrire : l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, éditions de Minuit « Le sens commun », 1977.
2 Henri Bellenger, Le Vengeur, 7 mai 1871.
3 « Peut-on défendre l’école sans la critiquer », in Changer l’école, de la critique aux pratiques, Libertalia, 2014.
Cet article a été publié dans
CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
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Paru dans CQFD n°124 (juillet-aout-septembre 2014)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Camille Burger
Mis en ligne le 03.11.2014
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