Ma cabane pas au Canada
Du bon rouge & noir
En quelques minutes, le ciel s’est noirci. Une vraie gueule noire. Un rideau de flotte s’est abattu. On avait prévu de voir ce superbe terroir de Banyuls (Pyrénées-Orientales), avec ses vignes en terrasses qui surplombent la mer. Macache. On s’est réfugiés dans la cave du Collectif Anonyme planquée au fond d’une impasse de Port-Vendres. Le local, à l’origine un vieux garage, a été aménagé selon les normes foisonnantes du Do it yourself. Une pièce au fond fait office de chambre froide où les fûts sont maniés à l’aide d’une poulie. Kris, solide gaillard d’origine australienne, nous montre l’étiqueteuse en bois. Le Collectif Anonyme maîtrise sa production viticole de A à Z : du pressoir à raisin activé par pédalage sur un cadre de vélo jusqu’aux illustrations des boutanches sérigraphiées. Après avoir étudié Marx, Nietzsche et Foucault, Kris prône un syncrétisme philosophico-viticole punk. Verbe aiguisé et regard tout en fronde, Julia nous cause du logo du collectif – un tire-bouchon en forme de A – : « A pour anarchiste, anonyme…, “axurit” ! » taquine la jeune femme. Axurit (prononcer « Achourit ») désigne en catalan le débrouillard.
Le Collectif Anonyme a des prétentions : si chacun a ses propres vignes, le vin est fait ensemble dans un principe d’échange et de partage. Fouler le raisin aux pieds est affaire de sobriété… énergétique. On bosse en bio parce que la chimie bousille le vivant et engraisse des conglomérats assassins. Féministe, antiraciste et antifasciste, l’anonymat est cet étendard qui rappelle que le vin « est produit socialement, et n’est surtout pas issu du travail d’une seule et unique personne »1. Dénonçant ces hiérarchies masculines qui font tourner les domaines viticoles, Julia explique : « Concernant le féminisme, j’explique notre démarche, parce qu’il y a de vrais blocages. Certains croient qu’on veut inverser les rapports de domination. Ce n’est pas ça ! On veut pousser les viticulteurs à se remettre en question. Je discutais avec une vigneronne qui me disait que grâce à nos idées, elle a pu avancer à son rythme sur certaines questions. » Le marxisme est un ferment comme un autre : ce sont les petites mains des saisonniers qui font le prestige des grands crus. « Nous étions saisonniers, et nous nous sommes demandé si nous ne pouvions pas faire notre propre vin seuls, sans patron et en autogestion », résume Julia. La démarche radicale irrigue jusqu’au point de vente : « Chaque jour, on a des échanges politiques avec des clients », sourit Kris.
Cohérents jusqu’au bout du sillon, Kris et Julia ont fait le choix de vivre sur leurs vignes. En caravane pour lui, en yourte pour elle. Un choix résidentiel qui file de l’urticaire aux autorités administratives. Au printemps, préfecture et mairies du département ont remis un coup d’accélérateur à la campagne de « décabanisation ». Depuis 2012, le tribunal correctionnel de Perpignan a vu défiler plus de 200 affaires d’expulsion d’habitations illégales. Des procédures qui n’aboutissent pas toujours et qui ont fait sortir du sous-bois l’ex-préfète du département en avril dernier : « Il y aura plusieurs démolitions dans les semaines qui viennent2. » Les hélicoptères de la gendarmerie sont mobilisés pour dénicher dans n’importe quel fourré le moindre cabanon de fortune. Kris n’a pas de chance : la vigne sur laquelle reposent ses caravanes jouxte une parcelle appartenant à Jean-Michel Solé, maire (LR) de Banyuls. « Un matin, j’étais dans ma caravane, j’ai allumé la lumière pour faire le café et j’ai vu quelqu’un m’épier. Deux jours après, la police est passée me demander ce que je faisais là. » Outre l’illégalité de l’occupation, il est reproché à Kris d’occuper un site protégé. De quoi faire bondir l’Australien. Quand ils sont arrivés en 2011, les vignes étaient abandonnées. Pendant trois années, ils ont tout remis en état avec cette obsession de coller à une certaine « harmonie avec la nature ». Tandis que le maire dézinguait les vieux murets en pierre sèche pour augmenter la densité de sa parcelle, Kris conservait ces fragiles constructions des anciens : « Nos démarches sont très différentes. Il fait du conventionnel, je suis en bio. Et on me reproche de ne pas respecter le site. Quelle ironie ! »
Julia avec sa yourte subit le même type de harcèlement. On lui reproche d’avoir planté sa tente dans une zone rouge portant risque d’inondation. Si les dernières pluies ne l’ont pas inquiétée, elle se demande par quel hasard une espèce de gros bâtiment bétonné a pu voir le jour à quelques mètres de sa yourte. Les gendarmes lui avaient laissé deux mois pour plier la yourte. Le délai écoulé, elle est sans nouvelle de la procédure d’expulsion. « La décabanisation touche en priorité les gens qui ne sont pas dans le réseau de la mairie. Ce qui est lourd à gérer, c’est le fait que les procédures sont individualisées. Ça vous tombe dessus. Il nous faut une stratégie commune. » « Vous vous heurtez à une volonté politique qui stipule que les gens doivent payer et s’endetter pour leur habitat, analyse Nasser, militant libertaire. Votre démarche est un retour aux sources : avant, les gens d’ici faisaient comme vous. Ils installaient leur cabane en fonction de leurs besoins dans une logique d’autoconstruction. » Kris estime que la casquette d’exploitant agricole peut jouer en leur faveur. Avec son délicieux accent anglophone, il martèle : « Je ne suis pas un ravageur, je suis agriculteur. » Et aussi un faiseur de miracle : le nectar du collectif laisse sur les papilles un souvenir qui est tout sauf anonyme.
Pour tout contact ou soutien : logementvermeille66@mailoo.org.
1 Selon la plate-forme revendicative du collectif.
2 France Bleu (comme la police... Note du webmaster.).
Cet article a été publié dans
CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
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Mis en ligne le 08.06.2018
Dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
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