Seule nadine veut bien bavarder. Sa collègue observe l’émissaire de CQFD avec méfiance. La conciergerie de ce cimetière de la périphérie perpignanaise (Pyrénées-Orientales) ressemble à une annexe de mairie. C’est ici qu’est répertorié, sur registre et logiciel, l’état civil des occupants. Qu’un visiteur ne se souvienne plus de l’emplacement d’une tombe, la gardienne est là pour le renseigner. Punaisé au mur, un plan du boulevard des allongés, avec le numéro des allées et des caveaux. Non loin, un second plan figure une récente extension – une autre est d’ores et déjà prévue sur les hauteurs, car l’endroit « se remplit vite, hélas ». Depuis une vingtaine d’années, en France, le taux annuel de mortalité reste stable, un peu en dessous de 9 / 1 000 habitants. Les progrès sont surtout notables côté mortalité infantile, qui a chuté de 6 / 1 000 en 1994 à 3,6 / 1 000 en 2013. N’empêche, 572 000 de nos compatriotes ont calanché l’année dernière…
« Il y a des choses que je ne pourrai pas dire… », prévient Nadine, la cinquantaine tonique et avenante. Sa trajectoire professionnelle, c’est from the craddle to the grave, du berceau à la tombe. « J’ai travaillé en crèche pendant sept ans, mais je ne supportais plus les cris des enfants, alors j’ai postulé pour bosser dans un centre social. Sauf que je me suis retrouvée seule pendant six mois pour gérer le centre, c’est devenu trop difficile, alors j’ai demandé à partir. » Un ami lui propose un poste au cimetière. Nadine n’est pas emballée : « Je trouvais ça morbide, j’imaginais les cadavres, j’ai mis du temps à prendre ma décision. »
La porte du bureau s’ouvre soudain sur un gars sapé comme un ministre. Pensant voir débouler un supérieur hiérarchique, l’émissaire de CQFD planque le dictaphone, mais il s’agit d’un croque-mort qui s’enquiert de l’emplacement de la prochaine inhumation. Par la fenêtre, on aperçoit le corbillard et le cortège. Dehors, les mines serrées par le deuil ; dedans, une blague salace de l’employé qui sifflote le hit 80’s de Sabrina, « Boys boys boys ». Les joues des dames rosissent, tandis que le croque-mort remballe sa drague éphémère. Le temps presse, la collègue de Nadine prend la tête du convoi dans l’allée. Elle se doit d’escorter les proches jusqu’à la sépulture.
« On imagine que le cimetière est un endroit triste, mais pas du tout, confie Nadine. À part le moment des enterrements, les gens passent, discutent, plaisantent. Et puis surtout, on parle de tout sauf de la mort. » Petit tour dans les allées arborées. L’endroit est réputé pour ses belles architectures végétales. Un paysagiste taille une haie ; plus loin, deux marbriers maçonnent une stèle. Ce petit monde plaît à Nadine, tous ces métiers font vivre le lieu. Sur la droite, les tombes du carré juif. La loi de 1905 sur la laïcité a dû jouer les funambules : elle autorise les signes religieux sur « des édifices servant aux cultes, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». L’existence de carrés confessionnels, juifs ou musulmans, est laissée à la discrétion du maire de la commune. En 2009, le sociologue Atmane Aggoun indiquait que 80% des défunts originaires du Maghreb étaient enterrés au bled, en raison notamment de la rareté des carrés musulmans. Coût moyen du rapatriement, « 2 000 à 3 000 euros pour les rapatriements à destination des pays du Maghreb, en sachant que le prix dépend du poids, puisque le défunt et son cercueil sont assimilés à du fret par les compagnies aériennes », témoignait une gérante de pompes funèbres de Rillieux-la-Pape (Rhône) [2]. Une somme souvent collectée grâce à la solidarité.
« Rien n’est gratuit au niveau de la mort », philosophe Nadine. Location de casier ou de columbarium – édifice où sont placées les cendres funéraires – ou vente de terrain, le business rôde toujours. La gardienne se fait épicière : « La location de quinze ans pour une concession en terre, c’est 312 euros ; 546 euros pour 30 ans. Les casiers, c’est plus cher : pour 50 ans, c’est 2 900 euros. Quant à l’achat, tout dépend du terrain. Si tu achètes un petit terrain pour un caveau quatre places, le prix n’est pas le même qu’un grand terrain pour un caveau double, ça peut varier du simple au triple. Sans compter qu’après, il y a la construction. Parce que là, c’est le terrain vide. »
« Mourir, ça coûte de l’argent, répète la dame. Si tu veux rajouter un mort dans le caveau familial, il te faut avoir l’autorisation du concessionnaire, aller à la mairie et faire une demande d’ouverture. Tout ça se paie. Pareil pour la parution d’une annonce dans le journal, j’ai entendu dire que c’était dans les 200 euros. […] Avec un tarif moyen de 150 euros, les avis de décès constituent pour ces journaux [quotidiens régionaux] une source de revenus importante », confirmait un article du Monde rappelant que si le prix des annonces de décès restait élevé, c’est que le marché était encore « captif [3] ».
« La seule chose de gratuite, c’est la dispersion des cendres », conclut Nadine. Mais depuis 2008, une loi est venue grignoter cette parcelle de liberté. Précisons que la crémation connaît un véritable engouement – 70 % de la population l’envisagerait. L’État est donc venu siffler la fin de la récré post-mortem. Au prix d’une mise à jour juridique les cendres sont désormais assimilées à un corps inhumé―, la dispersion, si elle est toujours tolérée en pleine nature, est désormais réglementée dans les cimetières. Les cendres doivent être déposées dans les columbariums ou mises en commun dans des espaces poétiquement nommés « Jardin du souvenir ». En outre, fini les cendres de Pépé trônant sur le linteau de la cheminée, la loi n’autorise plus la conservation à domicile.
Par bonheur, hormis le rush de la Toussaint, le cimetière reste un espace où les déambulations se font encore à l’abri de cette marchandisation qui s’immisce partout. Il n’est qu’à s’y balader pour constater que le lieu conserve une ambiance de sanctuaire où il est encore permis de cheminer lentement en prêtant l’oreille au bruissement des arbres. Parfois Nadine entend des bruits dans les allées, elle furète mais ne voit rien. La frousse ? Pas du tout. Il faut accepter d’être ici entourée de présences. « Les gens viennent ici comme s’ils étaient chez eux. Ils se sentent libres. Devant le caveau, il se crée une part d’intimité que nous respectons. Certains viennent arroser, d’autres chipent des fleurs sur le tombeau d’à côté. Pour beaucoup de personnes âgées, c’est la sortie de la journée. Elles dialoguent à voix haute avec le défunt. On ne les embête pas. »
Pas sûr que ce climat résiste à la fureur de nos temps modernes : depuis peu, certains cimetières s’équipent de caméras de vidéosurveillance. À Lambres-Lez-Douai (Nord), la mairie affirme que grâce au dispositif le nombre de plaintes pour dégradation a baissé. Vision à 360°, détecteurs de mouvement : au cas où les 1 800 locataires du lieu rejoueraient La Nuit des Morts-Vivants ?
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