Direction zoo de la Défense

par Efix

Enième réunion au siège de la Défense en cette fin août pour un dossier qui a engendré un long mouvement de protestation depuis plus de deux ans. Faut dire que l’enjeu est conséquent : la direction, sous prétexte de simplification du logiciel de gestion des paies, veut rogner nos salaires. Y a des choses qui sont sacrées et, à part le syndicat CGC, tous les représentants syndicaux parlent d’une même voix. La direction générale voulait réunir les syndicalistes entre le 14 juillet et le 15 août, période habituelle des coups fourrés, mais personne ne s’est présenté à la table de négociation (sauf la CGC, of course).

Et, aujourd’hui, c’est encore une réunion pour rien. D’autres sont prévues dans quelques jours, histoire de plier le dossier fin septembre. On va sans doute, sauf si les copains réussissent à se mettre en grève, vers une application unilatérale des volontés de la direction sans accord syndical. Le midi, avec Bruno et Pascal, on quitte les bureaux pour aller se sustenter. Pas facile, dans ce quartier de la Défense de trouver un restau sympa. Les quelques boutiques populaires ont été chassées il y a bientôt un an. Le « petit arabe », le kebab, le restau pakistanais et quelques autres, qui ne défiguraient même pas le paysage puisqu’ils étaient sous terre, ont été virés pour construire un nouvel espace commercial de luxe, plus en phase avec l’image de l’endroit. Donc on se retrouve dans un restaurant sans charme, avec une déco de pseudo bistrot parisien et une carte hors de prix qui sent le surgelé et le micro-ondes.

Derrière nous, une grande tablée rassemble une douzaine de personnes. Des hommes, la trentaine, tous en uniforme de cadre ou de commercial. Comme il fait très lourd dans la salle, presque tous ont fait tomber la veste et arborent chemisettes blanches (ou à fines rayures) et cravates légèrement desserrées. Au plat du jour, tous semblent avoir préféré le « hamburger maison » accompagné de feuilles de laitue et de frites surgelées. Peut-être qu’ainsi ils se croient à Wall Street. Ils parlent fort et, pour nous trois, c’est difficile de discuter. Pascal veut même se lever pour les faire taire mais je lui fais signe de laisser tomber. « Oui, je vois, tu observes ce groupe de primates », me dit-il. Et c’est exactement ça. Il semble qu’il y ait un chef de meute, un meneur. Il parle beaucoup, tient des propos guerriers sur les objectifs de l’entreprise. Les autres boivent ses paroles, ou du moins, veulent le faire croire. Le rosé aidant, la tablée se fait de plus en plus bruyante. Il y a beaucoup de frime aussi avec l’abus de pseudo-anglicismes. Peut-être se croient-ils dans un film ? Il y a aussi un mélange particulier de connivence et de rivalité entre ces personnages. Tout le monde parle résultats et « règle d’or », concurrence et clients.

Tout le monde ? Non. Je remarque que l’un d’eux ne se mêle pas à la conversation. Il a l’air mal à l’aise et reste le seul à ne pas avoir quitté sa veste. Il est en retrait par rapport à tous ses collègues. Et puis, profitant d’un moment de silence, voilà qu’il lance à l’assemblée : « Je crois que ma femme me trompe. » Oups. Personne ne s’attendait à ça. Il continue : « Je ne suis pas assez souvent à la maison, je fais des heures en pagaille pour la boîte… Du coup Delphine a trouvé quelqu’un. » Il se tait de nouveau, balaie une longue mèche rebelle qui lui cache les yeux puis conclut : « Je le sais, j’ai lu ses SMS. »

Sur ces mots, il se lève et quitte la table et le restaurant.

L’assistance reste coite. Plus un mot. Peut-être a-t-il touché ses collègues là où ça fait mal : leur temps vendu à l’entreprise les fait passer à côté d’autres choses. Mais le meneur reprend vite la main. Il est rouge, au bord d’éclater, le vin, le manque d’aération et cette scène qu’on croirait tirée d’un film… c’est trop pour lui. Il enlève sa cravate et tout de suite ça va mieux. Alors il peut parler : « De toute façon c’est un looser. Il ne pourra pas rester dans la société. » Et tous de reprendre la discussion, en parlant encore plus fort.

Il est temps pour Pascal, Bruno et moi de quitter ce lieu pas fait pour nous.

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Paru dans CQFD n°92 (septembre 2011)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 11.11.2011