[|Ce que doit être une femme |]
Le 1er août 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif affronte l’italienne Angela Carini en quart de finale des moins de 66 kg. Après 30 secondes d’échanges, une première interruption de jeu et un crochet décisif à la reprise, Carini déclare forfait. Énervée et en larmes, elle lâche à plusieurs reprises « ce n’est pas juste » en sortant du ring. Il n’en faut pas plus pour que la polémique enflamme les réseaux sociaux et que les internautes s’en prennent à Imane Khelif. Son tort ? Elle ne serait pas une « vraie femme ». Ses détracteurs l’accusent d’hyperandrogénie [1], arguant le fait qu’elle ait été exclue des Mondiaux de 2023 à New Delhi par l’Association internationale de boxe (IBA) après un test d’éligibilité raté visant à concourir dans la catégorie femme – test dont on ne connaît ni précisément les méthodes ni les résultats, gardés confidentiels. Sur X (ex-Twitter), de Musk à Trump, de Meloni à l’autrice britannique J.K. Rowling, sans parler de la fachosphère, tout le monde y va de son expertise sur ce que doit être une femme. Même refrain avec la taïwanaise Lin Yu-Ting, elle aussi privée de médaille de bronze lors des Mondiaux de 2023 par l’IBA, pour des motifs similaires à Imane Khelif. Alors qu’elle remporte la médaille d’or en boxe chez les moins de 57 kg aux JOP 2024, l’ancien directeur de la commission médicale de l’IBA, Ioannis Filippatos, proteste : « Le résultat médical des tests sanguins - et ce sont les laboratoires qui le disent - montre que ces deux boxeuses sont des hommes. » Des propos fortement critiqués par le CIO qui en profite pour rappeler que cette organisation est exclue du tournoi olympique depuis 2020 pour des soupçons de corruption. Mais pas de quoi clore ce vieux débat qui illustre ad nauseam la peur de voir des femmes athlètes performantes. Entre pseudo science et sentences arbitraires, les hommes se rassurent comme ils peuvent.
[|Sportives à la loupe |]
C’est dans les années 1930 que certaines sportives, particulièrement dans l’athlétisme, commencent à faire l’objet de remises en cause : trop de muscles, épaules trop carrées, ou pilosité anormalement abondante. Les instances sportives craignent l’intrusion d’hommes dans les compétitions féminines. Pour apaiser ces suspicions, l’International Association of Athletics Federations (IAAF, aujourd’hui World Athletics) instaure en 1966 un test de féminité, connu sous le nom de test de Barr. Les compétitions internationales d’athlétisme deviennent alors le théâtre d’inspections corporelles aussi déconcertantes que dégradantes, obligeant les sportives à subir un examen de leurs parties génitales. Dans son livre Catégorie « dames ». Le test de féminité dans les compétitions sportives (Éditions iXe, 2012), Anaïs Bohuon rapporte le souvenir douloureux de la pentathlonienne française Michelle Rignault : « C’était la première fois que je passais une visite gynécologique […] nous étions complètement nues, entassées dans la salle. Il y avait même des filles qui avaient leurs règles et, à l’époque, il n’y avait pas de tampons ou des choses comme ça. » Ce dispositif, critiqué pour son réductionnisme et sa faible fiabilité, sera finalement abandonné en 1992. Avec le nouveau millénaire, la mesure du doute se fait hormonale. Réputée pour sa capacité à améliorer les performances physiques par une augmentation de la masse et de la puissance musculaire, la testostérone est sous le feu des projecteurs. En 2009, l’IAAF se lance dans une enquête poussée sur une jeune sportive émergente : Caster Semenya. La fédération doute de son appartenance à la catégorie « femmes » et cherche discrètement à vérifier son « identité sexuelle ». Mais après son impressionnante performance et un titre remporté au Championnat du monde de Berlin, l’athlète devient la cible d’un déluge de commentaires sur sa silhouette dite « trop masculine ». La fédération annonce alors publiquement « enquêter sur le sexe de Caster Semenya ». Identifiée comme intersexe (avec une production naturellement élevée de testostérone et un génotype XY), cette spécificité lui coûte une suspension de plusieurs mois. Réautorisée à concourir en 2010, elle est de nouveau empêchée de prendre la ligne de départ du 800 m, sa distance fétiche, après 2018. Cette année-là, le World Athletics décide d’imposer aux athlètes hyperandrogènes de baisser leur taux de testostérone par un traitement hormonal, ce que Caster Semenya refuse. Diminuer artificiellement ses niveaux de testostérone est connu pour entraîner de graves problèmes de santé – dépression, fatigue, ostéoporose, atrophie musculaire, baisse de la libido, troubles métaboliques, voire une stérilisation pour les femmes. Cette injustice mènera l’athlète à livrer bataille devant les plus hautes instances internationales [2].
[|La peur des « surfemmes » |]
« Un homme qui fait une très belle performance est un surhomme, une femme qui fait une très belle performance, est forcément un homme », dénonce l’activiste pour le droit des athlètes Payoshni Mitra, dans le documentaire Des sportives trop puissantes (2024)] [3]. Elle rappelle par ailleurs qu’il n’a jamais été prouvé que la testostérone est l’unique molécule influençant la performance. Un fait que le Tribunal arbitral du sport a d’ailleurs reconnu à l’issue du procès de Caster Semenya en 2018.
Dans le documentaire se succèdent les kenyanes Evangeline Makena et Margaret Wambu, l’ougandaise Annet Negesa et l’indienne Dutee Chand : toutes des athlètes qualifiées d’hyperandrogènes, prises dans des polémiques sur leur identité de genre et leur légitimité à concourir en tant que femmes. Toutes des athlètes féminines, mais aussi, toutes des femmes racisées… à l’instar de Lin Yu-Ting et Imane Khelif. De quoi repenser un autre temps fort de ce mélange saumâtre de racisme et de sexisme lors des JOP 2024, quand notre si beau pays s’affichait à l’international pour être le seul à interdire le port du voile aux membres de sa délégation [4]. Cocorico.
[/Par Gaëlle Desnos et Jonas Schynder/]