Aux prud’hommes d’Arles

Des exploitées pas si « détachées »

Le 16 mai, les prud’hommes d’Arles jugeaient – avec détachement ? – les abus de l’agence d’intérim espagnole Laboral Terra et de huit employeurs du sud-est de la France. Sur dénonciation de cinq ouvriers agricoles marocains, dont trois femmes. Compte-rendu.

Les portes de la salle d’audience restent ouvertes. S’y engouffrent, face aux juges, des militants du comité de soutien, des syndicalistes CGT, des journalistes, des avocats à foison et cinq plaignants qu’on a pressés comme des citrons sous les serres et sur les chaînes d’emballage de la région. Et qui un jour ont dit basta.

Yasmine et ses collègues demandent la requalification de leur contrat en CDI, des rappels sur salaire, des indemnités (notamment pour « licenciement sans causes réelles et sérieuses »), ainsi que 6 500 € de dommages et intérêts pour « marchandage » 1 et « prêt illicite de main-d’œuvre ». Fraudes qu’une directive européenne semble encourager. Le nombre de « travailleurs détachés » a augmenté de 45 % entre 2010 et 2014 dans l’Union, pour atteindre bientôt 2 millions. En France, un demi-million d’entre eux sont employés par le BTP, l’agriculture ou l’hôtellerie.

Karima témoigne : « Ils nous traitaient moins bien que des animaux. » Elle dénonce des journées de travail de « neuf heures sans pause, à se cacher dans les toilettes pour manger du sucré et tenir ». Les mois d’été, ces résidentes espagnoles ayant fui la crise de 2008 auraient accumulé 260 heures de travail, soit pas loin du double des 35 heures hebdomadaires. Sans qu’aucune ne soit payée en heures supplémentaires. Périodes suivies de mois chômés, avec interruption de contrat sans préavis. Le tout pour un salaire allant de 300 à 1 500 €, souvent payé très en retard. Sans oublier les retenues pour le logement, le transport, les soins médicaux. À noter, enfin, qu’une enquête pénale est en cours pour divers types de harcèlements subis.

« Estimez-vous heureuse ! »

S’il ricane (« Cosette  ! ») en pianotant sur son smartphone pendant que Karima, en pleurs, raconte les conditions de vie qu’elle a subies de 2012 à 2017, le défenseur d’une des entreprises s’empresse de pointer la politisation de l’affaire. « Vous ne devez juger que le droit applicable. Et, quoi qu’on en pense, le droit européen permet cela. Si on est mécontent, on n’a qu’à voter aux prochaines élections. » La petite dizaine d’avocats de la défense échange rictus et regards torves – une brochette digne d’Honoré Daumier 2. Celui de Laboral Terra met en doute la parole des plaignantes : selon lui, rien ne prouve qu’elles vivaient vraiment en France. Au lieu de congés payés, il parle de « vacaciones » comme d’une coutume exotique. Et estime que c’est en Espagne que l’affaire devrait être jugée.{{}}

« On nous faisait signer une minute avant de pointer, sur un capot de voiture, un contrat espagnol daté du jour même. En une minute, je suis en France  ? Je suis Superwoman, ou quoi  ? », ironise Yasmine. Accusée de favoriser le dumping social, la directive de 1996 a été amendée en 2018, préconisant l’égalité de rémunération. Mais les cotisations sociales restent dues dans le pays d’origine. Voilà pourquoi le chargé de mission de Laboral Terra à Avignon s’est permis de proposer à la troisième plaignante, enceinte, de la ramener en Espagne, bien que son compagnon soit résident français.

Yasmine ne se fait pas d’illusion : « Terra Fecundis, une autre boîte condamnée, a déjà changé de nom. Laboral Terra fera pareil. » Sentiment partagé par Naïma, venue en soutien. En 2003, elle a dénoncé un patron qui la faisait venir du Maroc en contrat saisonnier, puis l’utilisait comme bonne à tout faire chez lui. Au bout de seize ans de procédures, elle a obtenu qu’il soit condamné pour, entre autres, faux en écriture et travail dissimulé. Avec, pour elle, 27 000 € d’indemnisations. Quand elle a lâché : « Il n’y a pas de justice », sa juge lui a rétorqué : « Estimez-vous heureuse, Madame, grâce à ça vous avez eu vos papiers. » Naïma a raison : pas de justice, juste des marchands de tapis.

La décision sera rendue le 4 juillet.

Bruno Le Dantec

La décision finalement reportée

Ce jeudi 4 juillet, le conseil de prud’hommes d’Arles a finalement annoncé le report sine die de sa décision. Les quatre juges n’ayant pas réussi à se départager, le dossier sera replaidé devant un cinquième juge d’instance, a précisé à l’AFP Me Bernard Petit, avocat d’une des plaignantes.

C. R.

1 Fourniture de main-d’œuvre à but lucratif causant un préjudice au salarié en éludant ses droits.

2 Dessinateur et caricaturiste du XIXe siècle.

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