Cap sur l’utopie

Dérade à travers les livres réfractaires

Aujourd’hui, comme le mois dernier d’ailleurs (je suis de toute évidence dans une période dissolue), c’est la dérive ou plutôt, laissons-nous aller tout de bon, c’est la dérade, la dérade dans une tripotée de livres avisés rebelles qui feignassent sur ma gidouillarde table de chevet. Après m’être versé un Cuba libre bien glacé qui s’accorde bien avec les trombes de neige virevoltant au-dehors, j’attrape les premiers titres de ma pyramide de la révolte.

Occuper, résister, produire (publié chez Syllepse), de l’anthropologue Andrés Ruggeri, relate par le menu « la construction collective de l’autogestion » en Argentine dans bon nombre d’entreprises récupérées haut la main par leurs travailleurs (les ERT). Mais également à travers l’expérience des assemblées de quartier, des jardins communautaires, des nouveaux échanges (développement du troc et des monnaies parallèles) ou des joyeuses mutineries piqueteros. Des pieds de nez aux rites néolibéraux du même style sont à signaler au Brésil, en Uruguay, au Venezuela, en Grèce (Vio.Me), en Italie (RiMaFlor) et, bien sûr, en France avec les Fralib qui, comme on sait, après plus de trois ans d’occupation de leur usine, se sont décidés à commercialiser leurs thés et infusions 1336 sur le modèle de Lip. Mais l’utopie, professeur Ruggeri, est-ce seulement l’égalité et la fraternité au nez et à la barbe des patrons dans le travail rénové ? N’est-ce pas bien plus, jambon à cornes, la mort du travail et la généralisation de la jouissance créatrice ?

Pour l’autonomie (publié à L’échappée), de Philippe Caumières et Arnaud Tomès, s’attache à la pensée politique de Cornélius Castoriadis et rappelle que ce dernier s’est battu toute sa vie pour « que le pouvoir soit l’affaire de tous », et pour que les luttes pour y arriver soient elles-mêmes émancipatrices : « Auto-organisation, pratique de l’égalité, sens des limites ». Mais les lustucrus, la raison d’être de l’utopie est-elle que le pouvoir soit l’affaire de tous ? Ou qu’il ne soit plus l’affaire de personne Et plutôt que le « sens des limites », l’utopie ne doit-elle pas nous enseigner le sens de l’illimité, nous inciter à dépasser passionnément nos limites à nous ?

Le professeur de philosophie « héorétique » Alberto Giovanni Biuso considère dans Anarchisme et anthropologie (éditions Asinamali), après avoir épluché les observations des grands ethnologues libertaires, de Pierre Clastres et de Marshall Sahlins à Marcel Mauss, que « le pouvoir est inévitable et le conflit incontournable ». Et ce même si la plupart des sauvages ont la bonne idée de « vivre sans État, sans foi, sans loi, sans roi ». Et même si les sociétés primitives, qu’il s’agisse de chasseurs nomades ou d’agriculteurs sédentaires, s’avèrent être de véritables « sociétés de loisir », des « sociétés d’abondance ». Mais quelle pitié ! Quelle pitié que les pessimistes congénitaux comme le professeur Biuso, incapables de nous mettre le gourdin ou la framboise en folie  !

Certains de ces baudets ont au moins la décence d’annoncer la couleur. Tel le philosophe politique John Rawls (1921-2002), qui préconise dans sa Théorie de la justice le recours à une « désobéissance auto-limitée ». On tresse des couronnes dans le prochain titre de ma pyramide, Désobéir en démocratie de Manuel Cervera-Marzal (publié Aux forges de Vulcain), à d’autres désobéissants occasionnels gélatineux, du Mahatma Gandhi à Martin Luther King et Pierre Rosanvallon.

Je ne veux pas vous laisser sur d’affligeantes impressions. Tronc de dious , tous les livres à objectifs séditieux récents ne sont pas désespérément mous du bulbe. Le précédent numéro de CQFD1 a souligné les grisants mérites du Socialisme sauvage de Charles Reeve (L’échappée), présélectionné pour le prochain Groprix du facétieux Festival du film grolandais de Toulouse en septembre. J’extrais, quant à moi, de ma pile la réédition chez Héros-limite du truculent La Poule, le coq (1881) d’Élie Reclus, le frangin du géographe anar Élisée, dans lequel on nous apprend « la différence de l’éducation que donne l’Université avec l’éducation que donnent les Révérends Pères » : «  L’université fait la castration, mais sans garantie. La jésuiterie fait la castration avec garantie sérieuse. » Et Les Citations écologiques avant l’heure d’Henry David Thoreau, relevées par Isabelle Schlichting (Folio), nous encanaillent avec le farouche utopiste que l’écrivain était dans sa façon d’exalter la vie sauvage « Pousse sauvage selon ta nature, comme ces joncs et ces broussailles, qui jamais ne deviendront foin anglais » ; « Jouis de la terre mais ne la possède pas. » Ou le farniente « Je m’aperçus qu’en travaillant six semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. » Heureux constat !


1 Dans l’article « Le fleuve intranquille du socialisme sauvage », publié dans le n° 163.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.