Dégage ! Et après ?
Déambulation dans l’Égypte – post ? – révolutionnaire
« Rien n’a changé ! » insiste Monica, entre deux gorgées de karkadé, sorte de thé apprécié de ce côté de la Méditerranée orientale. Elle vit depuis plus de dix ans entre Le Caire et Rabat et parle parfaitement l’égyptien. « Rien n’a changé ! reprend-elle, sinon une chose : la circulation est encore plus bordélique qu’elle ne l’était sous Moubarak… » Très discrets depuis la révolution, les flics censés réguler le trafic urbain restent de marbre devant la frénésie des engins en tout genre – autos, motos, bus, camions, remorques tractées par des chevaux ou des ânes – qui zigzaguent au milieu du gazouillis des klaxons et des piétons effectuant des passes dignes des plus grandes places de toros.
Sur la place Tahrir, en ce 21 octobre, le concert d’avertisseurs s’amplifie autour de la centaine de personnes qui, agitant des drapeaux libyens, se félicitent de la mort de Muammar Kadhafi. Pour exceptionnelles que soient ces réjouissances, reste que chaque soir, cette gigantesque place accueille sur son rond-point des rassemblements plus ou moins fournis. Un jeune nous déclare : « On est là pour faire une autre révolution, pour les martyrs et pour leurs revendications. Ce n’est pas fini. » Un petit cortège se forme, avance vers le centre-ville au cri de « Horeyya ! Horeyya ! » (« Liberté »). Sur les trottoirs aux pieds des immeubles, des marchands proposent des drapeaux des pays arabes, des colifichets divers. Mais sont absentes toutes références aux évènements de janvier et février…
« Ce que nous voulons, c’est gérer notre usine. »
Sur l’avenue Al Kasr Al Aini qui rejoint la place Tahrir, des ouvriers de Misr-Filature Tissage, la plus grande usine de coton de Suez, occupent depuis plusieurs jours le trottoir du bâtiment du Conseil des ministres. À quelques mètres, la masse des flics casqués semble composée de post-adolescents venus du fin fond des provinces égyptiennes. « On est venu à deux cents pour leur demander qu’ils fassent dégager le directeur de notre usine, dit Nasr. On restera là jusqu’à que ce soit fait. Des ouvriers d’autres usines ont réussi à virer leur dirigeant. Il faut foutre dehors les fouloul, les corrompus »… Derrière les grilles entourant l’édifice officiel, des militaires en armes observent la situation. « L’usine est bloquée, on est tous en grève depuis un mois et demi », explique Mahmoud. Ont-ils un syndicat ? « Il y en avait un seul, et c’était celui du gouvernement ! On s’est donc organisés entre nous. » Il désigne un des leaders de leur mouvement : l’homme porte barbe et bonnet à la manière salafiste, et n’est pas très loquace… Un de ses voisins, au front marqué de deux taches, stigmates d’une piété acharnée, s’énerve de notre présence : « Ce sont des espions israéliens ! » lâche-t-il alors que ses amis tentent de le faire taire. Les grévistes sont bientôt rejoints par des employés d’une usine de métallurgie et commencent ensemble à bloquer l’avenue en scandant des slogans anti-gouvernementaux. Les flics ne cillent pas mais, le lendemain, tenteront d’arrêter un des ouvriers… qui sera prestement libéré par ses camarades. Dans la rue Magles Al Shaeb, toute proche, ce sont les salariés des Télécom qui tiennent le pavé entre banderoles et prises de paroles. « On ne gagne presque rien. On ne veut plus de contrats précaires. On n’a pas fait la révolution pour ça ! » affirme un manifestant. Des bras tendus filment et photographient la scène, images qui seront dans l’instant diffusées sur les blogs et pages Facebook.
Tamer, ouvrier dans la plus grande usine de coton du Moyen-Orient – 22 000 salariés ! –, préfère bavarder dans un lieu à l’écart plutôt que de rester sur la place centrale de Mahalla El-Koubra, ville industrielle à cent vingt kilomètres au nord du Caire. Attablé dans l’angle d’une terrasse de café protégée par un auvent de plastique, il se présente : « Je ne suis pas un leader. Dans l’usine, il y a beaucoup de gens qui pensent comme moi. Et il y en a beaucoup qui pensent beaucoup mieux que moi… » Puis se lance
dans l’historique de leurs luttes : « La révolution, ici, a commencé en décembre 2006 par une grève dans notre usine. On protestait contre le coût de la vie et demandait des augmentations de salaires. Une quarantaine de personnes ont créé un comité qui, secrètement, par groupes de dix, se mettait d’accord sur les textes qui étaient distribués. Cela nous a permis voir qui était prêt à se battre. Après que le gouvernement a réussi à semer la discorde entre nous, nous sommes restés une dizaine. Chacun d’entre nous faisait de la propagande autour de lui, et c’est comme cela que le mouvement a pu s’étendre sans réel leader. Le 6 avril 2008, l’appel à la grève générale n’a pas été suivi, sauf ici, à Mahalla. Des forces de sécurité sont venues de toute l’Égypte, trois personnes ont été tuées et trois d’entre nous ont été emprisonnés pendant deux mois. Les autres ont tenté de créer un syndicat indépendant, et de diffuser ce projet dans toutes les entreprises. » Il avale quelques gorgées de thé, puis poursuit : « Quand le mouvement contre Gamal Moubarak, désigné comme le successeur de son père, a commencé à se répandre, on a distribué des tracts. Puis on a pris connaissance par Internet de l’appel à manifester le 25 janvier. Les mots d’ordre étaient de faire tomber le régime et de manifester contre la police, qui est l’ennemi de tous les Égyptiens. Les 25 et 27 janvier, nous étions environ 5 000 personnes à manifester pacifiquement sur la place centrale. Le 28 janvier, le nombre de manifestants a augmenté. Il y a eu des affrontements avec la police, et le siège du Parti national démocratique [PND]1 a brûlé. Quand le 11 février, on a appris le départ de Moubarak, toute la ville est descendue dans la rue, ça a été une très grande fête ! » Et depuis ? Comment les choses ont-elles évolué ? « L’un des principaux problèmes, ce sont les comités d’entreprises qui sont tous nommés par le régime. Il faut les faire dégager, écarter tous les gens du PND. La révolution n’est pas finie, on est seulement au début ! » Et où en sont-ils, à l’usine ? « Le 9 octobre, on a lancé un appel à la grève pour exiger une augmentation d’au moins trois cents livres », répond Tamer. Trois cents livres, c’est trente-six euros, soit le loyer mensuel minimum pour une maison. Beaucoup ont des salaires de cinq cents livres, soit soixante euros. « On a obtenu deux cent vingt livres [vingt-six euros]… Pour nous, c’est un succès. Mais surtout, ce que nous voulons, c’est gérer notre usine pour vendre ce que nous fabriquons. Toute la production est bloquée dans des entrepôts ! L’État, lui, veut casser l’activité de l’usine afin de pouvoir la vendre. Actuellement, il y a des centaines de grèves tous les jours, et notamment dans des usines qui ont été privatisées et où les salariés demandent la renationalisation. »
Retour au Caire. « On peut rêver maintenant, dit Hicham, opposant politique de longue date. Chez les ouvriers, le mouvement est très fort, mais la gauche est faible. Ils ont beaucoup de revendications, comme en finir avec la corruption et la précarité, pouvoir s’organiser en syndicat indépendant et s’opposer aux privatisations. Je crois, j’espère voir des esquisses de cette démocratie directe dont je rêve… C’est une révolution, ce n’est pas une Intifada, une insurrection. »
« Les Frères musulmans ne veulent qu’une chose : arriver au pouvoir. Pour atteindre leur objectif, ils doivent mettre fin à la révolution. »
À l’heure de la prière du vendredi, les hauts-parleurs diffusent le prêche de l’imam de la mosquée Omar-Makram. Celle qui, proche de la place Tahrir, avait ouvert ses portes aux manifestants en janvier et février derniers. « Qu’allons-nous faire si, aux élections, ce sont encore les fouloul qui l’emportent ? Ne les laissez pas acheter vos voix ! » Puis : « On doit être contre les privatisations ! » Un discours bien éloigné des prises de positions des mouvements islamistes organisés comme les Frères musulmans ou la galaxie des groupes salafistes qui ont, depuis le 11 février, donné l’ordre à leurs membres de ne participer à aucune manifestation contre le Conseil suprême des forces armées (CSFA). La plupart des Égyptiens rencontrés sont persuadés que les nostalgiques du Califat sont financés par la police secrète et les wahhabites saoudiens. Quant aux Frères musulmans, malgré les rumeurs de dissensions entre leaders politiciens et jeunes du mouvement2, ils sont couramment accusés d’être passés dans le camp de la contre-révolution. Iman, une activiste portant le hidjab et une longue tunique colorée, explique : « J’ai voté pour les Frères musulmans aux deux dernières élections, en 2005 et 2010, parce qu’ils faisaient un vrai travail social. C’est terminé ! Ils discutent avec les autorités américaines et obéissent totalement au CSFA. Ils ne veulent qu’une chose : arriver au pouvoir, et à n’importe quel prix. Pour atteindre leur objectif, ils doivent mettre fin à la révolution et laisser faire l’armée contre ceux qui veulent continuer. » Mohammed, Marocain installé au Caire, complète : « Il faut l’admettre : plus de 30 % de la population est illettrée, et les gens sont très réceptifs aux discours plein de magie et de sentiments que diffusent les islamistes. » Quelques jours auparavant Hicham, l’opposant historique, avait prévenu : « Le programme économique des islamistes réside en deux mots : capitalisme et libre-marché ! »
« Les tribunaux militaires fonctionnent à plein régime. »
« La révolution n’est pas accomplie », affirme sans ambages Mohammad, travailleur précaire participant à l’un des nombreux mouvements de jeunes. Le local où ils se réunissent leur a été offert par un ingénieur du génie civil qui a participé à l’organisation logistique de la place Tahrir en mettant en pratique son savoir-faire. Mohammad poursuit : « Nous avons lancé une campagne qui s’appelle “La liste noire – Chassons les foulouls !” Des milliers de tracts ont été imprimés. Notre but : désigner tous les anciens du PND et leur interdire toutes activités publiques… Nous sommes des milliers. Chaque groupe qui se retrouve ici peut rassembler entre dix et quinze mille personnes… » Il expose son projet politique : « La nouvelle Égypte sera capitaliste. Je souhaite un gouvernement civil à tendance islamique. » Rien à voir avec ces autres jeunes réunis autour de la famille de Mina Daniel, activiste de vingt-cinq ans abattu par l’armée lors du massacre du 9 octobre devant le bâtiment de la télé égyptienne. Vingt-sept coptes y ont été tués par balles ou écrasés par des engins militaires, et des centaines d’autres blessés. « Trop de gens font stupidement confiance à l’armée », dit Rony, un des nombreux amis de Mina. « Le problème, en Égypte, est un problème de classe, poursuit Houssam, étudiant en chimie. Aujourd’hui, rien n’a changé. On va faire une deuxième révolution pour mettre fin aux privatisations et distribuer les richesses. On veut une société démocratique, on va inventer quelque chose de nouveau. »
Pourtant, la répression ne cesse de s’amplifier. Iman soutient que « c’est même pire qu’avant ! Les tribunaux militaires fonctionnent à plein régime. À l’époque d’Hosni Moubarak, ils avaient condamné trois mille personnes. Depuis février, on en est à douze mille : des gens qui twittent, d’autres qui écrivent sur Facebook ou des blogs… Ces derniers jours, plusieurs de mes amis ont été arrêtés. » Houssam, un des amis de Mina Daniel, précise : « L’armée arrête les gens qui critiquent le CSFA. Beaucoup sont en prison pour avoir participer à une manifestation, fait un graffiti ou distribuer un tract… Ces tribunaux d’exception prennent leurs ordres du CSFA, dirigé par Mohammed Tantaoui qui a été ministre de Moubarak pendant vingt ans. » Les soldats et officiers qui ont fraternisé avec la foule sur la place Tahrir sont en prison. Des gens qui écrivent sur le Net sont arrêtés pour des chefs d’accusation hétéroclites : incitation à la violence, insulte à l’islam… Le 27 octobre, Essam Atta, un jeune homme condamné à deux ans de prison, est mort sous la torture. Courant octobre, le CSFA a interdit, pour la première fois, une émission télévisée le malmenant. Des journaux paraissent avec des encarts laissés en blanc. Une loi, qui menace les avocats de poursuites en cas de critique des forces armées, a provoqué une grève massive. Les militaires ont annoncé qu’ils allaient rester au pouvoir jusqu’en 2013, le temps que le cycle électoral – l’élection des constituants, les législatives puis la présidentielle – soit achevé…
Alors que Ayman, un ingénieur très actif au début de la révolution, dit avec un brin d’optimisme : « C’était magnifique ! Aujourd’hui, on a le sentiment d’avoir été trompé. Espérons que le CSFA va faire une énorme connerie… » Rony, lui, préfère préciser : « La situation est très dangereuse pour les révolutionnaires. On est tous prêts à être des martyrs, on sait que l’on peut être tué comme Mina et tant d’autres. Mais qui veut la révolution doit savoir qu’il peut mourir… » Et Houssam de conclure : « On a donné quelque chose au monde. Dans ce début de révolution, on a goûté pour la première fois à la liberté. On ne retournera pas en arrière… »
Voir aussi « La fabrique du chaos » et « L’islamisme utile ».
1 Le parti d’Hosni Moubarak.
2 Qui ont été, avec les supporters de foot, les plus organisés pour répondre aux assauts des pro-Moubarak et de leurs sbires, les 2 et 3 février 2011, sur la place Tahrir.
Cet article a été publié dans
CQFD n°94 (novembre 2011)
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Paru dans CQFD n°94 (novembre 2011)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Rémy Comment
Mis en ligne le 20.12.2011
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