Carpentras, patatras !
L’écrivain « maudit » André de Richaud (1907-1968), qui aimait autant sa ville de Carpentras qu’il la détestait, rêvait de la « mettre à feu et à sang ». Comme on va le voir, le projet trotte encore dans certains esprits, mais avec d’autres motivations. Cette cité en forme de cœur ne l’a pas toujours eu sur la main, et le proverbe provençal que l’on prête aux Carpentrassiens en dit long : « Aqui, aman mai tout que la mita » – Ici, on préfère avoir tout plutôt que la moitié. Richaud rappelait qu’on y avait rasé les fortifications du Moyen-âge pour de bas motifs politico-financiers locaux, relevant de « toute une bassesse paysanne et bourgeoise » ; mais il reprochait surtout à la ville d’avoir assassiné sa jeunesse en lui offrant, dans les années 1920, un spectacle « particulier » durant la foire de la Saint-Siffrein. Récit : « Le long du mur on avait tendu une bâche. Á quelques mètres du mur et parallèlement à lui, entre deux piquets, une corde était tendue pour empêcher la foule d’approcher de trop près. Á côté de la corde, quelques caisses de tomates trop mûres… Le jeu consistait à enlever la pipe de la bouche de la Gramuse (une pauvre femme) avec une tomate. On y gagnait ainsi un paquet de tabac. Son homme vendait cinq tomates pour 20 sous. Vous n’allez pas me dire que ce n’était pas une belle invention et une belle affaire. Le matériel était réduit à rien : une corde, une bâche, cinquante kilos de tomates et une femme… Le succès était immense et toutes les demi-heures, le patron allait déverser le contenu de ses poches dans une grande boîte de conserve1. »
On pourrait penser que ce jeu de massacre marqua au fer rouge les esprits du cru. En 1990, la profanation du cimetière juif rajouta à la mauvaise réputation de la ville, mais le Front national saura retourner localement la situation : selon le discours frontiste, celui qui devrait avoir honte de ce qu’il est, ce n’est pas le carpentrassien « de souche », c’est l’Arabe, « l’envahisseur ».
Retour dans les années 1970-1980, au temps où la production de primeurs était florissante et les serres entouraient Carpentras. Dès l’aube, le long du boulevard de ceinture, venaient s’aligner des centaines de travailleurs immigrés en attente d’une embauche ; chaque matin, dans leurs camionnettes, les paysans faisaient leur « marché aux esclaves », comme on osait le qualifier dans le secteur, embarquant les hommes pour la journée, sans quasiment jamais les déclarer.
La population autochtone, profitant des retombées de ce fructueux commerce, eut le désir de prendre ses aises : elle quitta peu à peu les quartiers populaires vétustes du centre-ville pour se faire construire des villas en périphérie. Comme la nature a horreur du vide, les immigrés, pouvant enfin se loger convenablement, s’y installèrent et firent venir leurs familles du Maroc. Dans le même temps, les meilleures terres agricoles, irriguées, furent envahies par les villas et leurs jardins privatifs, puis par les zones artisanales et commerciales. Alléchés par l’appât du gain, les propriétaires gelèrent les dernières terres cultivables et attendirent le plan d’occupation des sols qui leur assurerait le jackpot. L’agriculture, fragilisée par la concurrence européenne, s’effondra ; les enfants des familles marocaines n’eurent plus de débouchés. D’autant que, dans les communes voisines, les maraîchers ayant survécu avaient remplacé le « marché aux esclaves » par d’avantageux contrats OMI – contrats au rabais et exemptés de charges permettant d’embaucher des saisonniers étrangers pour une durée de six mois.
Du coup, aujourd’hui, les nouveaux habitants du centre-ville glandouillent, quelques-uns traficotent pour survivre, d’autres affichent leurs « revendications identitaires » ; leur « visibilité » s’accroit au point de servir de repoussoir aux autochtones qui les accusent de tous les maux. La nouvelle municipalité PS a racheté des immeubles anciens pour les réhabiliter, mais les appartements ne trouvent pas preneurs. Dans le même temps, on ne laisse rien passer aux jeunes Arabes, accusés par exemple de dévoyer la « tradition » du mariage du samedi où l’on défile en bagnole dans un concert de klaxons, pour la transformer en rodéo dangereux. Dernière saine croisade en date : le député UMP Julien Aubert, décidé à galoper sur les plates-bandes du FN, lance une pétition pour l’interdiction d’une mosquée « clandestine » réputée salafiste. Et là où leurs pères ouvriers agricoles étaient méprisés, les fils et petits-fils découvrent qu’ils peuvent aussi faire peur. Tous les ingrédients sont réunis pour que triomphent les crispations identitaires.
1 La Part du diable, éditions Le temps qu’il fait, 1986.
Cet article a été publié dans
CQFD n°106 (décembre 2012)
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Paru dans CQFD n°106 (décembre 2012)
Dans la rubrique Du côté de chez les rustiques
Par
Illustré par Rémi
Mis en ligne le 23.01.2013
Dans CQFD n°106 (décembre 2012)
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