Enquête sur les origines de la Françafrique

Cameroun République Banania

C’est une guerre totalement absente des manuels d’histoire. Une guerre terrible, menée par l’Armée française au Cameroun, de 1948 à 1971, pour mater les indépendantistes. Une guerre fondatrice, qui permet de comprendre les piliers du néocolonialisme français en Afrique, aujourd’hui encore. Pendant six ans, trois journalistes, Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa ont recueilli des centaines de témoignages et fouillé dans les archives, en France et au Cameroun. Le résultat : Kamerun !, la guerre cachée aux origines de la Françafrique1. Thomas Deltombe répond aux questions de CQFD.
par JMB

CQFD : Votre enquête débute en 1948, avec la naissance d’un puissant mouvement indépendantiste, l’Union des Populations du Cameroun. Comment naît ce mouvement ?

Thomas Deltombe  : Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’État français procède à une libéralisation du droit syndical dans ses colonies. Avec l’aide de syndicalistes français se monte l’Union des syndicats confédérés du Cameroun, très active, qui bientôt se transforme en mouvement politique. L’Union des populations du Cameroun (UPC) naît en 1948 avec des revendications simples : l’application des textes du statut de tutelle du Cameroun. Il faut ici rappeler le statut particulier du Cameroun à l’époque. Suite à la Première Guerre mondiale, le Kamerun, colonie allemande, est devenu un territoire international sous mandat de la Société des Nations puis sous tutelle de l’ONU. Sa gestion est confiée à l’administration française pour 85 % du territoire, et à l’administration britannique pour les 15 % restants. D’après les textes onusiens, les puissances administratrices devaient amener les Camerounais vers l’indépendance. C’est ce droit qu’exige l’UPC en 1948. Ses premiers militants se déplacent inlassablement dans tout le Cameroun pour rencontrer la population, recueillir les doléances, présenter les revendications, organiser le mouvement. En quelques années, l’UPC, mouvement non-violent, devient extrêmement populaire.

Comment réagit le pouvoir colonial français ?

Il commence par harceler l’UPC : traque judiciaire, dispersion des leaders aux quatre coins du territoire… Mais face à la ténacité des militants, cette « guerre des nerfs » donne peu de résultats. En 1955, la France interdit l’UPC. Contraints à la clandestinité, les indépendantistes organisent des structures paramilitaires de résistance. Pierre Messmer, haut-commissaire de la France au Cameroun, lance une répression sauvage, avec la mise en place de « zones de pacification ». Il met en pratique la doctrine de la guerre révolutionnaire élaborée par l’armée française après sa défaite en Indochine. Pour couper les maquisards de tout soutien, les populations des zones de pacification sont regroupées dans des camps spéciaux surveillés par l’armée. Les villageois ne peuvent en sortir que sous contrôle militaire, seulement pour aller se ravitailler. Les campagnes et les forêts sont déclarées zones interdites, toute personne présente y est mitraillée sans sommation. Les cultures et les villages sont détruits. Les maquisards sont traqués. Les cadavres mutilés sont exhibés pour semer la terreur dans la population. Pour connaître les refuges des maquisards, on recourt systématiquement à la torture.

Combien cette guerre fait-elle de victimes ?

Par notre enquête, nous avons avant tout voulu nous intéresser au contexte de cette guerre, à son évolution, à ses responsables. Cela nous semble beaucoup plus important que le fait de se focaliser sur le nombre de victimes. Ceci étant dit, nous disposons de sources crédibles. Les chiffres les plus précis émanent d’un rapport secret réalisé par l’ambassade de Grande-Bretagne au Cameroun en 1964, retrouvé à Londres par la chercheuse américaine Meredith Terretta. Tout en précisant qu’il est presque impossible d’établir un bilan précis, ce rapport fait état « de 61 300 à 76 300 civils tués » entre 1956 à 1964, sur une population d’environ trois millions d’habitants à l’époque. C’est énorme. Par comparaison, la guerre d’Algérie aurait fait entre 250 000 à 400 000 morts, sur une population d’environ dix millions d’habitants et avec des moyens militaires autrement plus importants.

La crainte des autorités françaises, c’est de voir les idées de l’UPC survivre à la répression…

Absolument. Le but du pouvoir colonial, c’est d’éliminer physiquement les indépendantistes, mais c’est surtout d’éradiquer ses idées émancipatrices. La plus grande réussite des stratèges français dans cette guerre psychologique, c’est la récupération du concept d’indépendance. L’idée est simple : puisqu’on ne pourra pas empêcher l’idée d’indépendance de progresser dans les esprits, autant la donner à certains Camerounais bien choisis, tout en la vidant de son contenu réel. C’est la naissance de la Françafrique.

Comment la Françafrique se met-elle en place au Cameroun ?

La France fait d’abord accepter par l’ONU un projet d’« indépendance sans élection préalable » en 1959, pour empêcher les forces anticolonialistes d’arriver au pouvoir par les urnes. Puis le premier ministre Ahmadou Ahidjo, placé par l’administration coloniale, proclame l’indépendance le 1er janvier 1960 comme programmé par la France. Quelques mois plus tard, les autorités françaises organisent des élections truquées, après avoir rédigé une constitution ultra-présidentialiste qui transforme Ahidjo en président inamovible et tout puissant. Enfin, le dictateur en herbe signe avec la France toute une série d’accords favorables à l’ex-puissance coloniale.

Et la guerre contre l’UPC se poursuit…

Cette guerre se perpétue sous la forme d’un système de gouvernement. Les techniques de guerre initiées par les Français, la torture, la délation, le culte de l’« apolitisme », la traque des « subversifs » deviennent les méthodes habituelles du gouvernement d’Ahidjo. Le Cameroun va progressivement devenir, aux yeux des Français, un « modèle » à exporter. Parce qu’elle a été « gagnée » par la France, la guerre du Cameroun a ainsi constitué le laboratoire du système françafricain.

Pourquoi cette guerre est-elle absente de nos manuels d’histoire, contrairement aux guerres d’Algérie et d’Indochine ?

Le premier facteur, c’est le statut international particulier du Cameroun. La France réprimait l’UPC, mais comme elle devait rendre des comptes à l’ONU, elle faisait tout pour dissimuler la guerre en cours.

Les observateurs de l’ONU n’ont rien vu ?

En théorie, les Nations unies devaient contrôler l’administration française au Cameroun. En pratique, la collusion était presque totale. Les missions de l’ONU régulièrement envoyées au Cameroun ne voyaient rien, ou ne voulaient rien voir. Les observateurs étaient hébergés dans de beaux hôtels, on les promenait d’un bout à l’autre du Cameroun, l’administration française leur interdisait de rencontrer les upécistes et organisaient des mises en scène dignes des villages Potemkine…

Quelles sont les autres causes du silence autour de cette guerre ?

L’armée organisait avec soin le silence médiatique, ou, alternativement, des séquences d’intoxication parfaitement orchestrées avec la presse parisienne, destinées à faire passer les « troubles » pour des affrontements tribaux. Parallèlement, de 1956 à 1962, pendant la phase la plus meurtrière de la guerre du Cameroun, l’attention de la métropole était monopolisée par la guerre d’Algérie. On pourrait ajouter l’aveuglement actuel des autorités françaises. Bien que cette guerre soit désormais bien documentée, on entend encore des déclarations scandaleuses comme celle de François Fillon qui, interrogé sur le sujet en mai 2009 lors d’une visite officielle au Cameroun, affirmait froidement : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention ! » C’est de l’ordre du négationnisme.

En quoi peut-on relier la dictature de Paul Biya à la guerre du Cameroun ?

Paul Biya est le continuateur direct du système mis en place en 1960. Successeur d’Ahidjo en 1982 sans avoir été élu, il poursuit la politique néocoloniale. La grande différence tient dans le mode de gouvernance. Sous Ahidjo, tout était centralisé. C’était une puissante oligarchie, avec parti unique, police secrète, censure, chasse aux « idées subversives ». Obligé de procéder à une « ouverture démocratique » suite à un grand mouvement de revendication populaire au début des années 1990, Paul Biya, lui, règne par la dispersion. Les militaires et la police sont omniprésents mais l’opposition est relativement libre de s’exprimer tant qu’elle ne s’organise pas pour renverser le système. Mieux : l’opposition est tellement invitée à s’exprimer qu’on sombre le plus souvent dans un grand n’importe quoi. On compte au Cameroun plusieurs centaines de partis, et autant de journaux ! Derrière une apparence de démocratie et de libre parole, on assiste en fait à une confusion généralisée où chacun tente, individuellement, de tirer son épingle du jeu et de gagner quelques billets. Telle est la grande force de Biya, par rapport à un Ben Ali ou un Moubarak : au lieu d’attaquer la démocratie de front, il la dénature à petit feu pour la rendre impraticable.

Où en est l’opposition démocratique ?

L’esprit de résistance est très fort dans la population camerounaise. Mais tant qu’elle n’est pas organisée, elle ne gêne pas le potentat. Paul Biya se moque d’être détesté par son peuple : il passe le plus clair de son temps dans les palaces, à Genève, Paris et La Baule ! Ce qui le dérange c’est quand cette contestation se structure. D’où la répression qui s’abat périodiquement, dès qu’apparaît un semblant d’organisation. Tant que la « communauté internationale » – à commencer par la France qui a toujours appuyé, financé et armé le régime Biya – fermera les yeux sur la répression multiforme qui s’abat sur les contestataires camerounais, le pays poursuivra sa course vers le chaos.

Cette enquête a-t-elle modifié votre regard sur la Françafrique ?

Au cours de nos investigations, nous avons acquis la conviction que la Françafrique n’est pas née ex nihilo en 1958, comme on a trop souvent tendance à le dire. De Gaulle et Foccart2 n’ont fait que systématiser des politiques initiées du temps de l’Union française : utilisation intensive des théories militaires nées sous la IVe République, africanisation du personnel d’encadrement, contrôle à distance de ces nouvelles « élites » dociles grâce à des mécanismes d’interdépendance. Nos recherches s’intéressent à un concept en vogue sous la IVe République, porté notamment par le jeune ministre de la France d’outre-mer, François Mitterrand : l’Eurafrique. En reconnectant la Françafrique avec la pensée eurafricaine qui l’a précédée on perçoit mieux l’aspect collectif de l’architecture néocoloniale française en Afrique. Et on en comprend mieux le soubassement foncièrement raciste – « Européen » et « Africain » étant à l’époque les synonymes de « Blancs » et « Noirs ». Il ne faut jamais perdre de vue que la négrophobie est une condition nécessaire à l’établissement et à la perpétuation de la Françafrique. Assimiler cette dernière à un simple « foccartisme » permet à de trop nombreux commentateurs non seulement d’en signer péremptoirement l’acte de décès, mais également de nous exempter d’une réflexion collective autour de cette persistante culture coloniale, indécrottablement raciste, dans laquelle nous continuons à baigner.

Quelle perspective voyez-vous dans la lutte contre la Françafrique ?

Il faut poursuivre la bataille de l’information. Il faut continuer d’enquêter sur les mécanismes de la Françafrique, comprendre que cette histoire est notre histoire, qu’il s’agit aussi de la responsabilité du peuple et du pouvoir français. Se taire est une forme de complicité. Que l’on songe au silence médiatique presque total lors des terribles répressions des manifestations au Cameroun en 2008, alors même que les forces anti-émeutes utilisaient du matériel financé par la France ! Il faut briser la conspiration du silence.


1 Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun !, la guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, éditions La Découverte, 2011.

2 Barbouzard en chef du régime gaulliste, cofondateur du SAC.

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