Je vous écris de l ’Ehpad, épisode 10

« Ça va encore faire des trucs à histoire… »

Dixième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois un récit sensible de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.

Illustration de Gautier Ducatez

Suzanne cause du matin au soir. Elle parcourt les couloirs avec son déambulateur et raconte, comme ça vient, comme ça peut, en mêlant passé, triste présent, rêves et regrets. Ces vieilles personnes qui n’ont plus leur tête, on ne les écoute pas vraiment. Alors je me suis permis d’en capter une bribe, avec mon téléphone, pour donner à entendre…

***

« Tu te rends compte que j’avais quatre maisons ? J’en ai vendu une et j’en ai gardé trois pour mes enfants. Ma fille a la plus belle, la grande. L’autre je l’ai donnée à une petite, une petite que j’adorais et puis après j’en ai redonné une à ma voisine en face et au curé. Je leur ai données pour qu’ils en profitent, pour les gosses qui étaient malheureux, qui avaient pas d’argent pour manger le soir. Et puis là, il y a plus rien et c’est pour ça que je veux rentrer. C’est ma maison à moi, je l’avais prêtée à ma fille mais c’est à moi, je suis propriétaire de cette maison, j’en pro… [sanglot dans la voix] j’en profiterai jamais parce qu’elle veut pas que je m’en aille, ma fille, elle veut pas que je m’en aille, elle me dit : “Maman, c’est trop fatigant.” Je lui dis : “Mais ici je m’emmerde !” Qu’est-ce que j’ai là ? Y a rien, on se dit “bonjour” ou “ça va”, j’ai pas de vie, moi, là. J’ai toujours eu une vie, tu sais. Mon mari, il disait toujours : “Je crois que j’ai pris la plus emmerdeuse des femmes mais pour tout le monde au monde [nouveau sanglot], je pourrais pas la donner.” [Silence, larmes.] Et quand il est mort, ça a été épouvantable… Et après ma fille m’a dit : “Il faut que tu ailles dans ce... tu es trop fatiguée, Maman, tu t’occupes de tout le monde, tu fais trop de choses.” J’ai dit : “Moi c’est ma vie d’aimer les enfants, d’aimer les grands, tout le monde, de pas les rendre malheureux.” Ça c’est une chose que j’ai jamais supportée, qu’on puisse rendre un gosse malheureux.

Je vais te dire une chose qu’est arrivée… On était au restaurant pour manger le midi, le soir, voilà, c’est ça, et il y a deux petits qui sont… un peu jumeaux, tu sais ? Qui parlent pas toujours très très très… très français mais qui sont français mais qui sa sa sa… et ils ils… ils bafouillent, voilà ! Et moi j’étais à une table là, une petite table et en face j’avais ce garçon qu’est pas, qu’est pas… qu’est anglais ou même peut-être… non, français, et alors il mangeait et il était avec quelqu’un d’autre qu’était pas gentil avec lui, alors je lui disais : “Mais pourquoi vous lui parlez comme ça ? Il comprend pas, ne lui parlez pas comme ça !” Alors il me disait : “Occupez-vous de vos...” Je lui disais : “Mais justement, c’est pas de vous que je m’occupe, c’est du petit, parce qu’il comprend pas.” Il doit avoir dans les quatre, quatre ans, même pas, deux trois ans, gosse, un gosse. Pour moi c’était un gosse. Alors là je le regardais en face et comme j’y vois pas net, je disais rien mais je lui disais : “Mange !” D’abord je lui ai dit “vous”, tu sais, parce que des fois ça gêne, hein, “tu”, alors je lui ai dit “vous”. Il devait, oh oui, c’est tout ce qu’il devait avoir, trois ans, trois ans, petit, maigre, et alors je lui ai dit : “Il faut que vous mangiez un petit peu, allez !” Et puis là je vois arriver les infirmières… D’une méchanceté, tu peux pas savoir. “Tu vas le manger ton truc, tu vas le manger !” Elles l’ont fait pleurer. Je te le jure, d’une méchanceté, parce qu’il voulait pas finir un truc, mais comme, comme si c’était le dernier des derniers des derniers, qu’on aurait dit qu’on les sortait de de de… d’une maison de cinglés. Et ils sont partis. Et ils ont emmené le gosse et je l’ai pas revu. Personne n’a déclaré. J’ai dit : “Je suis sûre que demain va y avoir porter plainte contre mauvaise…”, et non, rien. Et là je sais pas ce qu’il est devenu et ce matin j’ai pas osé et puis je me dis : “Ça va encore faire des trucs à histoires, tu te tais et tu laisses tomber.” Parce qu’il y a des infirmières, elles sont pas toutes marrantes, hein. Je comprends, c’est un sale métier, mais faut pas exagérer quand même. Toute la table était pleine, personne ne s’est bougé. Qu’est-ce que tu veux que moi j’aille faire, me lever et dire devant tout le monde ? Je pouvais pas le faire, tu comprends bien. C’est moi qu’aurais tout pris sur le dos, hein, c’est comme ça que ça se passe. J’ai dit : “Si j’appelle la police et tout ça, ça va encore faire des histoires.” Ils l’ont emmené, je l’ai pas revu et là c’est un nouveau, qui ressemble mais qu’est plus vieux, qui est gentil alors je lui ai parlé, mais j’ai rien dit. Je m’occupe plus de rien, de rien… »

Voilà Suzanne : touchante, drôle, usante… Elle m’appelle « ma jolie » ou « mon chéri », selon les moments. Je n’ai pas hâte de reprendre le boulot après cette coupure estivale, mais de la revoir, elle, ça oui !

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »

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Cet article a été publié dans

CQFD n°201 (septembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Des fringues et des luttes ». Mais aussi : une analyse critique de l’instauration du passe sanitaire, le récit du meurtre d’un jeune Marseillais par la police, une interview féroce sur la politique municipale d’Éric Piolle à Grenoble...

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