La rue Consolat commence mal. Côté pair, une pharmacie, côté impair, une agence immobilière, ce n’est pas engageant. Si on passe vite, on a l’impression que la rue n’est pas très vivante. Des entrées d’immeubles et des garages, beaucoup de voitures, peu de piétons. Pourtant… Tout de suite après, on tombe sur un bar tenu par des voyous retraités, un autre par un couple de Kabyles (le Desperado…), un local associatif qui offre ses fêtes au trottoir la nuit, l’Entropy antre punko-cumbianbero, un accueil de jour pour Sans domicile fixe, un asile de nuit pour femmes battues, un petit théâtre, un minuscule restau tenue par un petit bout de femme tout en nerfs acoquinée avec les Massilia Sound System, un atelier de menuisier, un centre culturel galicien, un local anarcho-punk et un centre d’archives sur l’anarchisme encadrant de façon un peu surréaliste un temple évangéliste africain, une salle de concert branchée flamenco, un atelier de peintre, un pôle d’information pour les musiciens en galère… Et le local du mensuel CQFD, pour vous servir.
Le local de CQFD, c’est une grotte sans lumière naturelle, un bazar de papier et d’ordinateurs installés en enfilade. Au fond, une cuisine pas toujours très bien tenue où Matéo concocte des repas savoureux avec des mets obtenus à l’arrache dans les supermarchés du coin. Sur la table en toile cirée rouge, Lole, la correctrice, installe ses dictionnaires et les épreuves du prochain numéro. CQFD est un mensuel de critique et d’expérimentation sociales qui vient de sortir son centième numéro. Expérimentation sociale ? Le journal en est une, puisqu’il survit depuis plus de neuf ans sans pub ni subventions. Tenu à bout de bras par une petite équipe d’irréductibles non professionnels, qui se sont longtemps définis comme des « chômeurs heureux »…
Journal satirique, disent ceux qui aiment vite caricaturer. Autonome-situationniste, classifient les journalistes aux ordres et les services du renseignement. Beaucoup l’on confondu avec un fanzine punk quand ils découvraient son titre au pochoir au milieu des magasines en papier glacé, en devanture des kiosques de presse ou dans certaines librairies. Mais ce canard vaut beaucoup mieux que ces définitions hâtives. Sans rédacteur en chef, il fonctionne dans une espèce de démocratie directe instinctive, un brin bordélique, mais toujours curieuse et inventive. Récemment, un imprimeur a offert la quadrichromie au même prix que la bichromie, et la maquette a changé, plus aérée, avec plus de photos et de cartes explicatives. Le contenu reste virulent mais le ton varie plus d’un article à l’autre. Chacun amène une proposition ou deux, des sujets qui lui tiennent à cœur, ou qu’un correspondant local ou lointain lui a refilé. Car si le noyau dur peut presque se compter sur les doigts d’une main, tout un réseau de collaborateurs, réguliers ou sporadiques, fait un maillage assez complet sur tout le territoire français. Et même au-delà, puisqu’il existe des correspondants à Buenos Aires, Mexico, Montréal, Tunis, le Caire, Berlin, Séville, Naples… Les dessinateurs vivent un peu partout dans l’Hexagone.
Le journal privilégie la chronique sociale sur la politique politicienne, qui tire toujours de profonds bâillements d’ennui lors des réunions de rédaction. Ici, on préfère traîner dans les rues, les bars, les usines occupées, les cambrousses en bagarre contre l’agriculture industrielle ou les maquis (urbains ou campagnards) où les gens inventent d’autres façon de survivre au monde tel qu’il va mal, en se serrant les coudes et en fuyant le salariat. Il faut dire qu’à Marseille presqu’autant qu’à Naples, le travail s’invente plus qu’il ne se sollicite. « On n’a pas envie de passer notre temps à se plaindre et à grogner contre les injustices, même si on le fait aussi, clarifie Gilles. Témoigner d’expériences sociales alternatives, c’est pour nous le moyen d’échapper à la morosité ambiante et d’affirmer haut et fort que la société bouge souterrainement. Nous ne sommes pas des activistes professionnels, nous avons envie de nous faire plaisir, de rencontrer des gens, de faire la fête. »
Sans chef ni subventions, c’est pas trop le bordel, pas trop la misère ? François, cheville ouvrière de la rédaction, hausse les épaules : « Bien sûr que c’est pas simple, mais on préfère comme ça, c’est le prix de la liberté. Bon, on a parfois rêvé de non pas devenir riches, mais de faire un joli coup pour sortir de la précarité : on a sorti par exemple un beau hors-série photo tout en couleur en croyant que nous allions toucher un nouveau lectorat. Tu parles ! Nos lecteurs habituels nous ont boudé, parce qu’ils pensaient qu’on voulait péter plus haut que notre cul, et les fans de photographie n’ont visiblement pas percuté qu’ils avaient là un très bel objet plein de clichés que nous avaient offerts des amis photographes, dont certains très célèbres ! Résultat : on s’est gravement planté et on a perdu pas mal d’argent. Depuis, on navigue au jour le jour, de retour sur notre planète de la presse indépendante et pauvre… »
Dans leurs pérégrinations à travers le pays à la rencontre de leurs lecteurs, les galériens de CQFD ont découvert, avec plaisir, qu’ils avaient des amis partout, beaucoup en milieu rural, mais aussi dans les grandes villes comme Paris. Dans un pays aussi jacobin que la France, ne pas être basé dans la capitale peut être un sérieux handicap. On est coupé du saint des saints de la presse et des cercles de la pensée critique. Mais cet éloignement du centre du monde a aussi ses avantages : on perd moins de vue la plèbe, les cultures populaires et le pays réel qu’à Paris on appelle « province ».
Aujourd’hui, alors que le mensuel s’apprête à fêter son centième numéro avec deux concerts du rocker dadaïste Fantazio et de Sam Karpienia, chantre occitaniste du Marseille ouvrier et rebelle, une agence matrimoniale traîne CQFD devant les tribunaux pour diffamation. Un article de Mademoiselle se moquait d’une publicité de cette agence qui vantait les mérites de la femme russe, belle, cultivée et obéissante… Si le procès tournait vinaigre, cela pourrait mettre en danger l’existence du journal, mais l’avocate est optimiste. « Si le plaignant est débouté, il pourrait même être obligé de nous payer des dédommagements », ironise Momo.
Certains membres du journal sont aussi impliqués dans une nouvelle assemblée du quartier de La Plaine, qui prétend s’opposer à la gentrification du centre-ville et organiser des festivités sauvages pour revendiquer l’usage populaire de l’espace public. Une histoire enthousiasmante, puisque la première réunion a attiré plus de cent voisins de tous âges et de toutes couleurs. À CQFD, on aime ce genre de fronde terre-à-terre. Et on affirme que si la rue Consolat commence mal, elle finit plutôt bien.
Voir aussi « En l’état, on ne passe pas l’été ».