Mercredi 18 février, 8 h du matin. Le mercure du thermomètre peine à dégivrer sous les 4°. A gauche, minérale et déserte, la place du 14-Juillet. En ligne d’horizon, les immenses cubes de la médiathèque André-Malraux imposent leurs 8 000 m2 de surface. Au coin de la rue d’Alsace, un duo de bigotes attend dans le froid les premières âmes à guider vers la lumière de Dieu. Leur pancarte annonce : « Où trouver les réponses aux grandes questions de la vie ? » Peut-être sur l’affiche surplombant leurs têtes où trône le nouvel « ami » de la police municipale biterroise. Un 7.65 semi-automatique avec un écusson bleu-blanc-rouge sur la crosse. Avant de faire couler le sang, le dernier coup de pub du maire Robert « Dirty Harry » Ménard a fait couler beaucoup d’encre. Une nouvelle fois, les journalistes sont venus radiographier cette ville de Béziers.
Couvre-feu pour les mineurs de 13 ans, arrêté anti-crachats ou anti-linge aux fenêtres : à la tête de la ville depuis un an, Robert Ménard a su démontrer qu’avant d’être un habile gestionnaire, il était un communicant des plus retors. Objectif de la manœuvre : insuffler dans l’espace urbain le poison lent et continu d’une peur diffuse. Non pas celle du déclassement social ou de la misère mais de cette plèbe bigarrée qui occupe encore le cœur de la ville. De 1975 à 1999, la ville a perdu plus de 15 000 habitants. Tandis que les classes moyennes fuyaient l’intra-muros pour s’installer dans les villages périphériques (ah ! L’irrésistible tropisme du bonheur pavillonnaire !), la métropole montpelliéraine finissait d’aspirer la jeunesse biterroise. Ceinturant la ville, les grandes zones commerciales (Villeneuve-lès-Béziers, Polygone, etc.) finissaient de terrasser le réseau des petits commerces de la cité. Béziers, ville sinistrée, la triste devise n’allait plus quitter les basques de la sous-préfecture de l’Hérault. Hormis pour le top ten des villes les plus pauvres de France, la cité biterroise restait hors course, promise à la longue pente du déclin. Un symptôme ne trompait pas : les kébabs fleurissaient sur les dignes allées Paul-Riquet.
Romancier et homme de théâtre, Gilles Moraton est aussi bibliothécaire, spécialisé dans les livres anciens. On prend place dans une grande salle de lecture de la médiathèque. Les portes ne sont pas encore ouvertes au public. « J’imagine que vous êtes venus me voir pour la lettre ? » L’homme hésite, rappelle qu’il est soumis à un devoir de réserve. Avant de se regonfler : le maire n’est pas son supérieur puisque la médiathèque dépend de la communauté d’agglo. « Ménard a la même démarche que tous les maires frontistes élus précédemment dans les villes du Sud. Sauf qu’en plus, c’est un communicant. Tout en critiquant les médias, il sait s’en servir. » Gilles est calme, souriant. Dans sa tête, les digues ont sauté lorsqu’il a découvert la dernière campagne de pub de Ménard. Coupler l’image d’un pistolet avec le mot « ami », la provoc fut celle de trop : « J’ai fait une lettre ouverte qui part du constat qu’une arme ne peut pas être un ami. C’est d’abord un objet destiné à tuer. Pour moi, c’est une apologie de la violence, un appel à la haine. C’est aussi une façon de préparer les gens à la guerre, à sa guerre à lui. » La lettre a été mise en ligne le mercredi 11 février, 200 partages sur Facebook en deux heures. « Ça m’a très étonné. Je ne m’y attendais pas. Le fait que j’exprime ce que beaucoup pensent a agi comme un catalyseur. » Courte, sobre, la missive interpelle le premier élu biterrois jusque dans les recoins les plus pathogènes de sa politique : « Vous voulez choquer, vous voulez qu’on parle de vous dans les médias nationaux, votre immense ego ne peut se satisfaire du silence et pour ce faire, vous n’hésitez pas à faire appel aux instincts les plus bas, à la part sombre des individus, la protection du clan contre l’ennemi. Mais l’ennemi, Robert Ménard, l’ennemi est surtout dans votre tête, vous êtes votre propre ennemi, et le fait que vous ayez reçu le pouvoir du peuple ne vous autorise pas à ramener le peuple dans la préhistoire. »
Identité biterroise : de la croix occitane au kébab
Retour dans les rues gelées. En quelques heures, un nouveau slogan apparaît sur les panneaux publicitaires : « Désormais notre ville a des milliers de nouveaux amis. 72 % des sondés par RMC et M6 ont voté pour l’affiche sur notre Police municipale ! » Il y a quelque chose de proprement orwellien à voir ces injonctions politiques surgir et saturer la ville. On en oublierait presque la quarantaine de caméras de vidéosurveillance quadrillant la cité. A quelques mètres de l’église de la Madeleine, rendez-vous est pris avec la nébuleuse du contre-journal numérique En vie à Béziers. Ursula [1] en résume les premiers jalons : « L’idée du journal est venue d’une mobilisation spontanée, de gens issus de milieux différents, politiques ou associatifs. Il y a eu la volonté d’entrer dans une joute verbale contre le verbe nauséabond véhiculé par Ménard à travers son bulletin municipal. » Tiré à allure bimensuelle par la mairie, Le journal de Béziers est un joyau de propagande ménardienne, « un truc entre Closer et le Nouveau Détective », selon Gilles Moraton. Le numéro du 15 février titre sur la précédente gestion de Raymond Couderc, patron UMP de la ville de 1995 à 2014. Dépenses incontrôlées, absentéisme important, dette structurellement toxique : face au bilan ruineux de son prédécesseur, Ménard promet une gestion rigoureuse. Plus loin, deux pages s’étalent à la gloire de la police municipale. « La nuit, dans certaines rues de Béziers, depuis des années, c’était l’heure du “business”, de l’embrouille, de la baston parfois », commence l’article aux allures de mauvais polar. Avant de promettre qu’avec une hausse de 37 à 67 agents de police, « l’affaire sera un peu moins dans le sac pour la faune nocturne ». Sur les deux pages centrales, ce sont les filles de l’équipe de volley-ball, les « Béziers Angels » qui posent au sortir de la douche. Sous la machiste titraille « Cool mouillées », les sportives minaudent avec leur plastique de potiche. En fin de journal, on découvrira la prose faisandée de Laurent Obertone, essayiste réac et auteur du pamphlet zémouro-compatible La France Big Brother. Après Philippe de Villiers, Obertone était le dernier invité du cycle de conférences cyniquement appelé « Béziers libère la parole ». Les maux à l’origine du déclinisme français selon Obertone : « Le concept d’égalité, la société de consommation, le progressisme, mai 68, l’antiracisme… » Fermez le bal.
« L’autre idée en faisant En vie à Béziers, poursuit Ursula, c’était de montrer la part créative et heureuse de vivre de la population. A part une personne, nous sommes tous amateurs. On a cette intuition que Béziers est devenue une sorte de laboratoire de l’extrême droite et, outre les billets d’humeur qui soulagent (rires…), on a fait des articles de fond pour comprendre pourquoi et comment la pensée d’extrême droite progresse en France et en Europe. Ce questionnement-là, on ne le sent pas du tout au centre des préoccupations des partis politiques. » Et David de confirmer : « Il y a une vraie atonie dans la sphère politicienne ; cela nous a poussés, à travers le journal, à réfléchir ensemble à comment Ménard est arrivé aussi facilement, qu’est-ce qui a préparé le terrain. » A quelques pas du café où on sirote nos boissons, se trouve le quartier Capnau, enchevêtrement de petites ruelles étroites. Ballade « typique » dans une partie du vieux Béziers qui en ferait presque oublier le taux de pauvreté de ses habitants. Valérie est institutrice dans le quartier. Elle explique les logements délabrés, les anciennes échoppes fermées. « Plus de 90 % de mes élèves sont issus de l’immigration, des pauvres, des Gitans. Les autres enfants sont à l’école privée Le Pic qui est juste à côté. Tous les matins, je passe à pied devant cette école et… » « …tu fais attention à ne pas te faire écraser par les 4X4 ! », la coupe Éric avec malice. Salve de rires. Valérie reprend : « Exactement… Tu as toutes ces grosses bagnoles garées en double file avec le moteur qui tourne, les gosses qui sortent, propres sur eux. Dès que je dépasse l’école privée, j’ai l’impression que je rentre dans un nouveau monde. Physiquement. Ce sont des gens très, très pauvres, qui vivent dans des logements insalubres. Les marchands de sommeil leur louent des trucs pourris ; j’ai rencontré une maman récemment qui loue un F1 à 700 euros ! » « Alors qu’à Béziers, les loyers sont ridiculement bas ! martèle Éric. Pour 500 euros, tu peux louer un super appart mais il faut passer par des circuits auxquels eux n’ont pas accès, parce que pas de travail ou en situation irrégulière. Du coup, ils n’ont pas droit au parc locatif officiel et passent par des loueurs peu scrupuleux. »
Arpentant les rues du cœur historique, on croise un site de fouilles archéologiques rappelant que les rives de l’Orb ont séduit les premières colonies humaines dès l’ère du néolithique. La ville romaine, Baeterrae, érigée en 52, donnera tout son essor à la cité. Place Saint-Cyr, l’essor a bel et bien laissé la place à l’essoreuse. « Quand je vivais dans le coin, il y avait une boucherie chevaline, une épicerie, deux bars et un buraliste, se remémore David. Tout a disparu. Ne reste que la boulangerie. » La boulangère est accueillante mais préfère passer le crachoir à son mari. L’homme déboule de son atelier, avenant : « C’est pour monsieur Ménard ? » On corrige la méprise et repose la question : comment expliquer la survie de la boulangerie alors que tous les autres commerces ont fermé ? Le propriétaire des lieux se lance dans une rapide introspection avant de lâcher : « Vous savez, j’aime ma ville mais le commerce a changé. Je pense que la relance d’une ville doit passer par son identité. Je fais des gâteaux traditionnels, des coques, des cœurs-amandes. Il y a des clients qui m’écrivent pour me remercier, même des Américains… » Puis sur le ton de la confidence : « Vous avez vu le drapeau occitan sur la vitrine ? Si les gens le voient, ils rentrent. Sinon ils croient que c’est un kébab. Il faudrait un artisan sur la place qui fasse des croix occitanes pour attirer du monde. »
La police : entre Palm Beach et le « Canada équatorial »
Paraît que c’est les meilleurs kébabs de tout Béziers. Sur la terrasse, quelques clients attablés profitent d’une flaque de soleil. A l’intérieur, Omar et Abdallah s’affairent derrière le comptoir. On s’installe. Les kébabs ne font pas mentir leur réputation. Quelle a été leur réaction quand ils ont vu les nouvelles affiches de la mairie ? Abdallah : « Chaud et froid, froid et chaud, à force, on finit par être blasés. » « Moi ? J’ai pris une photo ! », lance hilare Omar. On insiste. Omar affûte sa lance de jouteur : « Tu veux des phrases longues, tu veux de la sémantique ? Les flics, c’est devenu une pub ici. C’est le Téléthon. Hier soir, en rentrant du boulot en voiture, je suis resté bloqué devant une affiche qui tournait en boucle au-dessus de la Poste : Un seul numéro utile, la police. » Omar ouvre des yeux ronds qui traduisent une certaine sidération. « Béziers, c’est la ville des prototypes. On a eu Palm Beach avec les flics en VTT, le Canada équatorial – écris pas, ça n’existe pas ! – avec la brigade équestre et maintenant on a la police armée. » Attendant que les rires se calment, l’homme poursuit et on ne sait plus s’il continue son one-man-show ou si de sombres présages sous-tendent sa parole : « Avant, je passais devant les flics avec ma capuche, maintenant je l’enlève. On est devenus des cibles. »
Conseillère à Pôle Emploi, Maryvonne témoigne du climat délétère depuis l’élection de Ménard. Plusieurs fois, elle a été témoin de propos racistes. La dernière fois, c’était dans le bus : « Les étrangers vous faites chier ! Vous venez juste ici pour faire des gosses ! » Auparavant, c’était des voisins qui lançaient à une poignée de gamins ayant eu la mauvaise idée de frapper le ballon sous leurs volets : « Ici les beurs, on n’en veut pas ! » Ursula a été marquée par un autre épisode. C’était lors de la venue de Philippe de Villiers le 9 décembre dernier au théâtre de la ville pour la sortie de son livre Le roman de Jeanne d’Arc. « Il y a eu quelques agitateurs dans la salle et de Villiers a retourné tout le théâtre contre eux. Ils se sont fait huer et sortir. De Villiers a commenté l’incident en lâchant : “D’ailleurs si Jeanne D’Arc revenait, vous savez ce qu’elle ferait ? Elle nettoierait les banlieues.” La foule a applaudi. Un vrai climat de lynchage. Bien que la scène soit filmée et en ligne sur Internet, je n’en ai vu aucun écho dans la presse. » David, quant à lui, se souvient d’un autre fâcheux moment. C’était au moment de Noël, Ménard avait fait installer une crèche religieuse dans la mairie. L’affaire avait fait grand bruit et une plainte avait été déposée pour non-respect du principe de laïcité. David était devant la mairie lorsqu’un jeune était arrivé et avait tagué « laïcité » sur le parvis. « Immédiatement cinq sbires de Ménard ont fait irruption, très agressifs. J’ai essayé de calmer le jeu et puis neuf policiers ont débarqué et nous ont molestés. »
Rue de la Rotonde, on trouve les locaux de la Cimade ; une cinquantaine de migrants y sont hébergés. Des grappes d’enfants jouent dans la cour. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le foyer a vu défiler toutes les migrations biterroises : Espagnols, Nord-Africains et maintenant pays de l’Est et Afrique subsaharienne. Venu d’Agde, Gérard vient régulièrement donner des cours à des minots de tous pays. La chasse aux pauvres, il l’a déjà constatée : « Quand j’arrive à la gare, je passe par le Jardin des Poètes. Avant les élections, c’était un quartier populaire ; depuis quelque temps, plus rien. Tout est quadrillé par les flics, les petits trafics se sont déplacés ailleurs. » Un des messages les plus serinés par la municipalité est le nettoyage de la ville : au niveau architectural, ça passe par le ravalement des façades, au niveau humain, par une élimination des pauvres grâce à un incessant harcèlement policier. David : « Ménard a rattaché les services de médiation de la ville à la police municipale. Une nouvelle verticalité très fasciste dans l’âme. Concernant les SDF, il a le projet de créer une association à laquelle ils seraient obligés d’adhérer. Ainsi ils seraient fichés, renouant ainsi avec l’ancien délit de vagabondage. Il l’a dit clairement : il n’en veut pas un seul dehors. » Dans cette ambiance, un lieu comme la Cimade fait figure de précieuse enclave. Régulièrement, elle ouvre ses portes pour accueillir conférences ou débats qui ne pourraient pas avoir lieu ailleurs. Parce que le droit des migrants, c’est aussi le droit de tous, le lieu tend à s’ouvrir de plus en plus sur le quartier, la ville. « On cherche à recréer du lien. On n’en est même plus à parler de solidarité mais simplement de se rencontrer. Ça passe par des choses simples : la bouffe, la musique, les gosses, les droits aussi », témoigne Daniel, un de ses permanents. Fin mars, avec d’autres associations, la Cimade compte rééditer le Festival des peuples. Nouvelle ligne de mire : l’acquisition d’un immeuble associatif, lieu vu comme « convivial et participatif ». Extrait de la plateforme : « Eh oui, on nous répète à longueur de temps que Béziers s’ennuie et se meurt jour après jour. Mais à Béziers, loin des bourdonnements politiques et médiatiques, de nombreux habitants, associations, citoyens se bougent et font vivre cette ville. » La nuit d’après, des mains anonymes procédaient à de sauvages détournements des dernières pubs flattant la police municipale. Même pas mort, le peuple biterrois.
Illustrations de Julien Revenu.