Liberté, égalité, super-pouvoirs
La kryptonite, c’est politique
En juin 1938, sur la couverture d’Action Comics, on peut voir un mastard à cape soulever à bras nus une bagnole. Au premier plan, un citoyen s’enfuit, la tête entre les mains, à la fois terrifié et fasciné par l’irruption soudaine de cet hercule à force de taureau. Non seulement l’humanoïde en collant fait montre d’une force surhumaine, mais il défie aussi les lois de la gravité. De quoi coller berlue et infarctus. La condition humaine en prend pour son grade : nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Juste avant son effondrement, la planète Krypton nous envoie un de ses rejetons : Superman déboule sur les étals des kiosquiers amerloques. Et il fait un carton. Plus de 80 ans après, l’alien aux maxillaires carrés et à gomina extra-forte continue de fasciner les foules.
Le Kryptonien reste cependant une exception. S’il ouvre le chemin à une multitude de suivistes bodybuildés et costumés, la cohorte grandissante des super-héros sera en grande majorité issue du sérail humain. Tantôt équipés d’armures et de gadgets, tantôt « augmentés » lors d’expériences scientifiques, ces justiciers hors-normes n’auront de cesse de sauver l’humanité des inépuisables menaces ourdies par leurs avatars maudits : les super-vilains. Combats aériens, explosions homériques, sauvetages chevaleresques : on pourrait réduire les comics à une simple expression puérile, celle d’un combat binaire entre le bien et le mal. Ce n’est pas le pari que fait William Blanc, historien médiéviste spécialisé dans les cultures populaires, bien décidé à tracer les jalons d’une histoire politique des super-héros.
Super-meufs sur le ring
« Dès la fin des années 1930, se voulant membres actifs d’une démocratie moderne, les auteurs de comics se sont servis de leur médium – art populaire méprisé par la culture dominante – pour donner leur point de vue sur le monde. […] Réalisés pour des masses urbaines par des auteurs venus – pour beaucoup – de milieux défavorisés, les comic books ont souvent été perméables aux débats agitant les sociétés qui les ont vu naître. » L’entre-deux-guerres baigne en pleine idéologie du progrès – technique, social, politique. Débarquant des étoiles et bardé d’une morale et de muscles d’acier, Superman est là pour nous montrer la voie – pas toujours lactée malheureusement. William Blanc insiste sur cette contradiction dont le surhumain ne peut jamais se départir : « Émancipé des contraintes de la condition humaine, il peut être à la fois force bénéfique, respectant les individus sans capacités supérieures, ou bien un sur-être oppressant et destructeur. » Placés hors-champ du commun des mortels, les super-héros soumettent les sociétés humaines à une tension permanente. Adulés ou craints, ils portent en eux l’ambiguïté de germes tout autant émancipateurs que destructeurs. Le trombinoscope offert par William Blanc nous permet ainsi d’approcher les figures de Captain America, patriote US rétameur de nazis ; du Punisher, vétéran du Viêtnam aux névroses homicides ; Wonder Woman, égérie féministe hyper-sexualisée ; Luke Cage, cogneur du ghetto insensible aux balles, etc.
Il faut avoir grandi avec ces figures virevoltantes et hautes en couleur pour en saisir les nombreux arcanes et niveaux de lecture. Les super-héros sont des éponges : au fil des décennies, on les voit métaboliser les enjeux sociaux du moment. Porte-parole du féminisme des années 1930, Wonder-Woman doit faire avec la réaction patriarcale d’après-guerre. Accusant les comics de pervertir la jeunesse, le psychologue Fredric Wertham voit dans la wonder-meuf l’équivalent lesbien du pédéraste Batman : « [Les femmes dans les comics] ne travaillent pas. Elles ne bâtissent pas de foyer. Elles n’élèvent pas de famille. L’amour maternel est totalement absent. » Wertham est l’auteur de Seduction of the Innocent (1954), bouquin dans lequel il livre une charge véhémente contre les bédés populaires. La Comics Code Authority est créée dans la foulée : les auteurs doivent composer dorénavant avec un comité de censure, véritable lessiveuse puritaine. Wonder Woman, elle, devra attendre la seconde vague du féminisme des années 1960 pour sortir de la naphtaline et jouer du biceps au milieu des super-mecs.
Quant à Wolverine, il incarne une des figures les plus équivoques du bestiaire super-héroïque. Celle d’un cow-boy griffu et mystérieux ayant servi de cobaye à l’armée. Le squelette rehaussé par une structure en adamantium (métal imaginaire indestructible), c’est comme si une partie de son humanité s’était lentement émiettée. Autrefois parée de toutes les vertus, la science accouche à présent de monstres tourmentés. Infaillibles au dehors et tout abîmés dedans. Prémonitoire.
1 Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, en collaboration avec Christophe Naudin, Libertalia, 2015.
Cet article a été publié dans
CQFD n°172 (janvier 2019)
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Paru dans CQFD n°172 (janvier 2019)
Dans la rubrique Bouquin
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Mis en ligne le 20.03.2019
Dans CQFD n°172 (janvier 2019)
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