Entretien avec Cédric Biagini sur la lecture numérique
« Lire, c’est écouter »
C QFD : Le titre du livre porte la mention dramatique d’assassinat. Contrairement à l’homicide, cette notion suppose une préméditation. Qui sont les donneurs d’ordre ?
Cédric Biagini : Les jalons de ce livre collectif ont été posés au sein du collectif Livre de papier, créé en 2009 et disparu aujourd’hui, dont le but était de proposer une critique de la dématérialisation du livre. À l’époque, on nous annonçait la disparition future du livre sous sa forme papier. Je me rappelle d’une étude d’un cabinet de conseil en nouvelles technologies pronostiquant la fermeture de la moitié des librairies en France en 2015 ! Les prospectives assenées par les industriels du numérique nous alignaient sur le modèle étasunien, où la moitié des ventes de livres se faisait, selon eux, déjà sous une forme dématérialisée. Heureusement, le réel a résisté. Un discours bien connu dominait : la France a encore du retard et s’enferre à défendre son exception culturelle. Discours tenu autant par les start-uppers, par une presse de droite libérale qui, comme toujours, exaltait croissance et innovation, et par une presse de gauche technophile qui dénonçait un conservatisme archaïque chez ceux qui n’allaient pas dans le sens du vent numérique. À l’époque, j’étais invité à beaucoup de débats avec des gens des métiers du livre qui s’inquiétaient de l’omniprésence de ces discours. Ceci explique en partie le côté choc du titre.
Concernant l’intention induite par la notion d’« assassinat » : les industriels du numérique – des multinationales ultra-puissantes telles les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) aux petites start-up –, ont pour objectif de numériser tout ce qui est possible de l’être. Il n’y a pas de raison que le livre soit à l’abri de ce mouvement massif et profond. Il représente un gisement de profits et, de plus, garde dans nos sociétés une valeur symbolique très forte que ces entreprises veulent s’approprier. D’ailleurs, Google et Amazon se sont construits autour du livre : Google comme une forme de bibliothèque universelle, et Amazon comme une librairie mondialisée. Le livre et le savoir ont permis à ces boîtes de se construire une image valorisante et de participer au beau discours d’un Internet réduisant les inégalités d’accès à la culture. Beaucoup pensaient, y compris à gauche, qu’avec la dématérialisation, on allait permettre à des gens de renouer avec la lecture : en la rendant plus active, en offrant la possibilité d’intervenir sur le texte et en mettant à disposition, à un moindre coût, une infinité de textes. En faisant entrer le livre dans les réseaux numériques, on allait le rendre à nouveau désirable pour les jeunes générations.
Comment expliquer cette inquiétude de certains acteurs de la chaîne du livre quant au livre numérique alors qu’en France ses ventes plafonnent à 5 ou 6 % ?
Les ventes de fichiers de livres numériques peinent à décoller, en effet, mais il faut toujours se méfier, et ne pas figer sa pensée à un instant T. On a déjà vu par le passé des innovations technologiques peiner à s’installer et le processus s’accélérer soudainement. La dématérialisation des manuels scolaires et le développement de l’école numérique risquent de conditionner les jeunes générations à n’évoluer que dans cet environnement et à considérer les livres comme un objet dépassé. Autre institution gangrenée par l’esprit de la Silicon Valley : les bibliothèques, thème que nous abordons dans notre livre. Ces deux exemples montrent que les pouvoirs publics ne cessent d’accélérer ce qu’ils appellent le basculement numérique.
Fort heureusement, les choses ne se passent pas toujours comme les « puissants » l’envisagent, voire tentent de le planifier. Il y a des résistances. Et ce, malgré la prégnance et la force des discours portées par les industriels du numérique, mais aussi par leurs complices universitaires et intellectuels qui saturent l’espace public et sidèrent, par leur apparente dimension émancipatrice et progressiste, ceux-là mêmes qui devraient s’y opposer. J’ai constaté ces effets lors de débats avec des acteurs des métiers du livre si les gens avaient une réaction de méfiance quasi instinctive face à ce qu’on leur racontait, ils peinaient néanmoins à produire un discours critique. C’est aussi l’objet de ce livre que de tenter de pallier cela. Le texte « Journal d’un naufragé » narre par exemple comment un étudiant inscrit dans une formation au métier d’éditeur a vu l’enseignement basculer complètement vers le numérique. Les étudiants qui étaient venus apprendre à retravailler un texte, à réfléchir au graphisme ou comment fonctionnait la chaîne du livre, se retrouvaient à gérer des métadonnées. Ces jeunes gens de 20-22 ans, ces « natifs » du numérique comme on les appelle, ont réclamé – sans succès – qu’on leur apprenne les métiers du livre de manière traditionnelle !
La phrase « The medium is the message » du philosophe Marshall McLuhan revient à plusieurs reprises dans la bouche de différents intervenants. Livre numérique et livre papier, il ne s’agit pas simplement d’un changement de support...
Il y a cette doxa : la technologie est neutre. Elle n’est là que pour nous faciliter la vie. Or il est évident que les objets qui nous entourent, et les rapports de production qu’ils induisent, restructurent en profondeur les sociétés et nos existences. Matérialité et textualité (la manière dont est appréhendé et organisé le texte) sont étroitement liés. On a beaucoup entendu « Ce qui est important, c’est le contenu et pas le contenant ». McLuhan, a priori plutôt favorable à ces changements, a pourtant très bien senti les choses dès les années 1960. Selon lui, ce ne sont pas les concepts développés par les médias qui importent, mais les médias en eux-mêmes. La manière dont ces concepts sont diffusés et partagés. Indépendamment de son « contenu », c’est l’existence même du livre en tant que tel, qui induit un certain rapport au texte. Il entraîne un type de lecture : continue, profonde, linéaire, avec un fil conducteur, et nécessite que le lecteur suive la pensée d’un auteur, qu’il lui fasse, à un moment donné, confiance. Le temps de la lecture est un temps suspendu où l’on s’extrait des sollicitations extérieures, de plus en plus invasives et distrayantes. Il permet de construire une pensée, de s’abandonner à des formes de contemplation, et de développer une intériorité que les médias numériques cherchent sans cesse à détruire.
La principale ressource de la nouvelle économie est notre attention. Partout sont mis en place un tas de dispositifs censés nous accaparer. L’enjeu des industriels du numérique est de faire rentrer le livre dans ces flux et de l’y dissoudre. Comme le réclame, par exemple, l’écrivain François Bon qui a pu affirmer que dans le processus de dématérialisation, il fallait pousser jusqu’à faire disparaître le nom même de « livre ». Il a quelque part raison. En effet, le livre numérique dans sa forme hypermédia (avec des sons, vidéos, images, hyperliens...), qui dépasse la seule reproduction homothétique de la page, n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous entendions jusque-là par livre. La lecture continue et profonde y est rendue extrêmement difficile. Car l’écran est un écosystème de technologies d’interruption qui font que l’on a du mal à se concentrer. Si le livre apaise, l’écran excite et nous surcharge cognitivement : la masse infinie de contenus et la difficulté à se repérer font que l’on a du mal à fixer son attention. Ceci est symptomatique d’un nouveau type de personnalités : des gens agités et réceptifs à tout ce qu’on peut leur proposer, des consommateurs de connexions diverses non disposés à s’impliquer là où ils sont. Perpétuellement ouverts à tout ce qu’on leur propose, mais inaptes à développer un rapport apaisé aux autres et au monde.
Le beau texte de l’écrivain Alexandre Prieux parle de la permanence du livre papier. Il sous-tend une nécessaire humilité du lecteur, parle d’effort pour s’imprégner de la pensée de l’auteur. L’inverse du livre numérique, où le lecteur est renvoyé à une forme de toute puissance en ce sens où il peut modeler/moduler sa lecture...
Ce sentiment de toute puissance est considérablement exacerbé par les objets numériques. Exemple souvent pris par les industriels de l’électronique : qui n’a pas rêvé d’avoir une bibliothèque dans sa poche ? Je peux ainsi disposer en permanence de ce dont j’ai envie. Je peux aussi intervenir sur le texte, le reconfigurer. Bref, j’ai l’illusion de maîtriser. Lire un livre, comme écouter quelqu’un, suppose une capacité d’attention terriblement mise à mal aujourd’hui. Pourtant, jamais les gens n’ont eu autant besoin d’être entendus, notamment sur les réseaux sociaux, et jamais les autres n’ont été en si faible capacité de leur accorder du temps, car ils sont de plus en plus sollicités et passent du temps à communiquer frénétiquement. Lire, c’est être capable d’écouter un auteur, de se dire « Ce n’est pas moi qui donne mon avis sur tout ». Cela oblige à faire des efforts, à sortir de soi, à mettre de côté son narcissisme. Effectivement, cette notion d’humilité est très juste. Outre son versant « critique sociale », L’Assassinat des livres s’intéresse aussi aux nouvelles formes de personnalités générées par le capitalisme numérique. On a donc tenté de réfléchir en termes de psychologie et de construction de soi.
Face à cette tendance lourde de la numérisation, quelques brèches existent. Fleurissent nombre de maisons d’éditions, de salons, de bibliothèques, de librairies indépendantes... Osons une hypothèse : dans les milieux militants, le livre apparaît comme une sorte de refuge face à un monde où l’on a du mal à penser les choses, où tout va vite et où l’on peine à agir collectivement. Le livre, au moins, c’est concret, c’est réel. Il a un côté rassurant. Il est un point d’ancrage hors des flux d’information et de divertissement. Le livre est-il l’un des derniers lieux de résistance ? La question mérite d’être posée.
Cet article a été publié dans
CQFD n°146 (septembre 2016)
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Paru dans CQFD n°146 (septembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 26.03.2019
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