Un petit coin de paradis chez les Comanches
C’qu’y a de piquant avec l’essai bien documenté et bien charpenté du docteur en histoire François Fourn sur Étienne Cabet ou le temps de l’utopie (Vendémiaire), c’est qu’il nous montre que la réalité ressemble parfois drôlement aux caricatures grossières qu’on fait d’elle. Le parcours ubuesque de l’idéaliste surchauffé Cabet (1788-1856) aurait pu être imaginé de toutes pièces par un bédéiste goguenard.
C’est lors de son exil à Londres en 1834 que l’ex-avocat « exerçant près la Cour royale » Étienne Cabet propose, avec son Voyage en Icarie, une cité idéale « de l’équité, du partage et de la solidarité » qui combine dans son mode de fonctionnement la démocratie représentative à l’échelle nationale incarnée par 2 000 députés et la démocratie directe à l’échelon local. Pour le reste, « il n’y a pas de tribunaux. Les écoliers dans leurs écoles, les ouvriers dans leurs ateliers, les citoyens dans la commune se jugent entre eux ». À quoi s’ajoutent l’abolition de l’argent et celle du « système de la domination masculine ». Seulement, au centre de tout un dispositif de cercles concentriques réglant probement la vie courante, il y a un Cabet se mettant en situation permanente de contrôle absolu : il exige de ses recrues une subordination totale, il prescrit l’orthodoxie doctrinale, le puritanisme coercitif, l’esprit de discipline, la frugalité, la chasteté dans les rapports amoureux, la tempérance en tout et décrète pour chacun dans ce qu’il appelle lui-même sa « secte » les mêmes vêtements, les mêmes logements, les mêmes repas et les mêmes divertissements, toutes les fêtes en Icarie s’avérant obligatoires.
Mais ce ne doit pas être là que des mots. La république utopiste va réellement exister. Étienne Cabet déniche soixante-neuf disciples qui abandonnent famille et biens personnels pour partir fonder avec lui un paradis terrestre en plein Texas dans un accoutrement pas tout à fait discret : ils sont tous vêtus d’un gilet de flanelle rouge, d’une veste en velours noir et d’un chapeau blanc à larges bords. Arrivés en Amérique, les pionniers d’Icarie courent de déconvenue en déconvenue. Pour longer la rivière Rouge, il leur faut traverser plus de 400 km de terres peuplées de Comanches hostiles. Une fois sur place, on ne s’adapte pas à l’agriculture du bled, on manque d’outils, on souffre du climat, on trime comme des bœufs, on est tout le temps en rogne. Et l’emballement communautaire se barre peu à peu en brioche. Et Cabet se met à dos ses derniers adeptes lorsqu’il accuse ceux-ci sur un ton désespéré de verser trop de sucre dans leurs tasses de thé.
Un plouf qui attend bien sûr au tournant tous les expérimentateurs d’une vie harmonienne immédiate manquant de lucidité critique, de générosité, d’humour à toute épreuve et de vrai goût de l’aventure.
Cet article a été publié dans
CQFD n°130 (mars 2015)
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Paru dans CQFD n°130 (mars 2015)
Dans la rubrique Cap sur l’utopie !
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Mis en ligne le 16.04.2015
Dans CQFD n°130 (mars 2015)
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