Lille est vilaine

« Au grand jeu de la métropolisation, ce sont les patrons qui raflent la mise »

Contre Euralille. Jusque dans son titre, le livre récemment sorti aux éditions Les Étaques par Antonio Delfini et Rafaël Snoriguzzi (confrères de presse indépendante au canard lillois La Brique) ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Mais en s’attaquant à la sulfateuse au troisième plus grand centre d’affaires français, c’est surtout l’idéologie métropolitaine qu’ils dénoncent. À Lille comme ailleurs, elle massacre la ville. Démonstration.
Par Victor
Cet entretien est la version allongée d’une interview publiée dans le numéro 177 de CQFD, en kiosques tout le mois de juin.

Concrètement, ça ressemble à quoi Euralille ? C’est un lieu où il vous arrive de passer ?

« Ça ressemble à un quartier d’affaires moche comme il en pousse un peu partout depuis quarante ans. Un assemblage chaotique de bâtiments gris et noirs, articulé autour d’une gare internationale et d’un énorme centre commercial. On y “passe” effectivement plus qu’on y vit, et pour cause : le quartier, qui a surgi de la plus grosse opération urbaine de l’histoire de la ville, a moins été pensé pour les habitants que pour les investisseurs, les consommateurs et les cadres supérieurs.

Mais le livre ne s’attaque pas simplement à un quartier sinistre, il prend pour cible une matrice économique et sociale, qui se résume assez simplement : il faut renouer avec les bonnes recettes du capitalisme, non plus dans l’industrie mais dans le tertiaire marchand. C’est ce mirage dévastateur, qui a produit le quartier avant d’étendre sa logique à la métropole entière, que le livre prend pour objet. »

Vous écrivez : « Par-delà les plans d’urbanisme, Euralille consiste surtout à projeter cette idéologie de la métropole qui sévit aujourd’hui dans la plupart des grandes zones urbaines françaises. » C’est quoi cette idéologie ?

« Depuis les années 1980, la phase néo-libérale du capitalisme est souvent racontée sur le mode du changement d’échelle par le haut : “l’Europe” et la “mondialisation” auraient ainsi aspiré l’essentiel des pouvoirs d’un “État providence” désormais impuissant face aux “multinationales”. Mais il faut aussi regarder ce dessaisissement de l’État par le bas. Le néo-libéralisme n’a pas seulement internationalisé l’économie, il l’a aussi infra-nationalisée. Ce que traduit la montée en puissance progressive des métropoles, c’est le transfert à un niveau local d’une partie toujours plus importante de l’économie et de sa régulation politique. Parler de métropolisation, c’est donc désigner l’échelle à laquelle se produit une partie toujours plus grande de l’accumulation de richesse dans le capitalisme d’aujourd’hui.

L’idéologie de la métropole, c’est la pensée qui accompagne cette réorganisation économique et politique. Pour les tenants de ce discours, chaque ville est un produit à positionner sur le marché des métropoles nationales et internationales. Pour concurrencer sa voisine, chaque métropole doit donc tenter de jouer de ses avantages comparatifs, de marchandiser ses particularités locales dans la culture, le sport, la gastronomie, etc. – quitte à s’en inventer des factices. Tout ce petit jeu ne visant qu’un seul but : attirer les capitaux sur son territoire et les nouveaux cadres dans son centre-ville.

Mais à court d’idées pour relancer leurs agglomérations industrielles en déclin, tous les petits notables locaux se mettent à se copier les uns les autres, à l’image de ce préfixe risible qui chapeaute la plupart des projets métropolitains et dont Euralille a été la première mouture : Euratlantique à Bordeaux, EuroSudOuest à Toulouse, Euroméditerranée à Marseille, etc. 

Cette réorganisation du capital à l’échelle des agglomérations suppose la mobilisation de ses soutiers locaux : le patronat et ses chambres de commerce et d’industrie, les politiques et leurs communautés urbaines. L’avantage dans cette affaire, c’est qu’ils représentent des cibles bien plus atteignables que ne le sont un fonds spéculatif, un marché dérivé ou un centre de décision d’une multinationale américaine. »

Euralille semble condenser tous les pires travers de ce genre de projet hors-sol, pensé contre ses habitants. Pourquoi ses promoteurs et leurs suiveurs s’entêtent à en proposer des excroissances, type Euralille 2, ou Euralille 3000 ? Ça ne fonctionne même pas très bien économiquement, non ? Qui en tire quelque chose ?

« Au grand jeu de la métropolisation, certains ont tout à perdre : les habitants ; d’autres naviguent à vue : les élus ; quand les troisièmes raflent la mise : les patrons.

Du côté des élus, on est effectivement en droit de se poser la question : pourquoi continuent-ils ce genre de projets ? Pourquoi, malgré les démentis factuels incessants, continuent-ils de croire en cette mythologie que certains économistes résument par un sigle évocateur : CAME, pour compétition, attractivité, métropolisation, excellence ? D’autant que le marketing territorial qu’ils développent a deux conséquences : d’un côté, il fabrique l’uniformisation des villes – à l’image des slogans publicitaires que se construisent toutes les agglomérations, de So Toulouse, à OnlyLyon en passant par Hello Lille et Invest in Provence ; de l’autre, les promesses de cette uniformisation sont très inégalement distribuées : beaucoup d’appelés, très peu d’élus – Lille, par exemple, n’aura jamais les atouts pour devenir Lyon, Paris ou Bruxelles.

Les élus sont donc condamnés à échouer, et le paysage est désolant : le mirage de l’économie high tech maintient les pauvres hors de l’emploi, et la ville s’organise autour du mode de vie des cadres supérieurs.

Ce fétichisme de la métropole renvoie aux transformations du pouvoir local depuis quarante ans. Pour Lille : l’érosion de l’ancrage populaire du socialisme local, la place plus centrale occupée par la technocratie territoriale, le chantage exercé par le patronat dans un contexte de chômage de masse, ou encore l’irruption de toute une série de cercles informels où élus et entrepreneurs se fabriquent un langage commun. En quelques décennies, le socialisme s’est déplacé depuis la société vers le champ du pouvoir. Résultat : leurs scores électoraux ne font que chuter, et même les baronnies les plus installées sont aujourd’hui chancelantes.

Les grands gagnants de l’affaire sont indubitablement les milieux économiques, et notamment locaux. En ce sens, Euralille raconte une histoire qu’il faudrait pouvoir étayer ailleurs : pensé comme une piste d’atterrissage pour le capital international, ce quartier d’affaires a surtout servi de piste de décollage pour les capitaux locaux. Au point que la mainmise de quelques anciennes familles de la bourgeoisie textile sur la société lilloise s’est perpétuée. Reconverties dans les nouveaux secteurs économiques de la grande distribution, l’immobilier ou les assurances, les familles Mulliez, Dutilleul ou Verspieren ont su sortir leurs capitaux avant la crise industrielle et les réinvestir dans les secteurs porteurs de l’économie métropolitaine. La métropole est faite par et pour eux. »

Dans votre livre, un personnage ressort particulièrement : l’architecte Rem Koolhaas, en charge d’Euralille, qui a multiplié les déclarations méprisantes envers la population « normale », bien résumées par son célèbre « Fuck the context ». Une phrase qui résume bien l’ensemble du projet, non ? Histoire, habitants, usages, il s’agit de dire « Fuck » à tout, semble-t-il.

« Si notre livre se concentre sur le quartier d’affaires Euralille, c’est effectivement qu’il est l’incarnation, chez nous, de cette nouvelle phase du capitalisme urbain. Mais c’est aussi parce qu’il nous semblait concentrer à l’état de caricature quelques-unes des plus grandes vilenies dont les métropoles sont coutumières. Au premier rang desquelles l’esthétique aliénante de ces nouvelles constructions.

Pendant trente ans, à Lille, les débats sur la forme urbaine de ce quartier ont été enfermés dans des considérations morales, sur le mode : “L’architecture, c’est comme les couleurs : on aime ou on aime pas.” Sans être des spécialistes de la question, il nous a semblé opportun de tenter de retrouver toute la portée politique de la question esthétique. Cette approche était d’autant plus intéressante que le quartier a été construit par quelques-uns des architectes français les plus renommés (Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Claude Vasconi, Dominique Perrault) et puis par celui qui est devenu l’un des plus branchés au monde, Rem Koolhaas, l’architecte en chef d’Euralille.

Rem Koolhaas est un personnage qui fascine jusque dans les rangs de la gauche, et qui a pour particularité de joindre à ses réalisations, désormais disséminées aux quatre coins du globe, une propension quasi maladive à se mettre en scène dans les médias. Résultat : nous n’avons eu qu’à nous pencher pour recueillir les saillies cyniques qu’il a enchaînées au sujet d’Euralille, et dans lesquelles il déroule ostensiblement tout son mépris de l’habitat populaire.

Ce quartier d’affaires a été pour lui l’occasion d’une mise en pratique de théories qu’il élaborait depuis la fin des années 1970. Pour faire court, Koolhaas a décrété l’entrée de l’architecture dans une nouvelle ère de la démesure qu’il appelle “bigness”. Cette rupture historique suppose pour lui une rupture esthétique : assumer de produire des constructions qu’il qualifie d’“extravagantes” et de “mégalomaniaques”.

En ce sens, l’esthétique d’Euralille traduit la vision de la ville de ceux que l’on appelle – c’est une expression à la mode – les “starchitectes”. Ils sont l’incarnation de cette élite transnationale hors sol qui fixe l’environnement quotidien de plusieurs millions de personnes à coups de provocations esthétiques qui ne résonnent que dans leurs petits cénacles d’happy few. Un propos qu’on résume par une sorte de clin d’œil sociologique : Euralille est l’incarnation de l’habitus de ceux qui ont perdu l’habitude d’habiter. »

On est un peu démunis face à ce rouleau-compresseur urbain, à Lille comme ailleurs. Quelles pistes pour faire obstacle au désert qu’ils imposent ?

« Il faut être lucide : les quelques luttes récentes contre l’extension métropolitaine, dans le bocage nantais ou par chez vous à Marseille – avec le chantier de La Plaine – ont été avant tout défensives et se sont soldées, au mieux, par des demi-victoires. Donc il faut rouvrir une voie stratégique, qui s’étage sur trois niveaux.

Le premier, le plus immédiat, consiste d’abord à mieux articuler des répertoires d’actions qui sont souvent dispersés : le squat, les occupations et la guérilla judiciaire notamment. Ces derniers mois, par exemple, la SPL Euralille, l’aménageur du quartier, vient de se manger deux beaux râteaux juridiques. De la part des habitants d’un îlot – dit Pépinière – qui devaient être expropriés, et de la part des opposants à l’urbanisation de l’ancienne gare de marchandises Saint-Sauveur 1. Si ces issues ne peuvent être considérées comme des victoires, elles permettent de suspendre les coups de pelleteuses et de repartir à l’offensive sur le terrain.

Le second niveau suppose de déployer de façon plus méthodique des syndicats de quartiers. Dans des territoires sinistrés par le chômage, ces collectifs permettent de recréer du lien, des échanges de pratiques et de ressources, et de tenir durablement un rapport de force avec les décideurs. Le troisième niveau, à plus long terme, consiste à tout remettre à plat : inventer une économie soustraite aux sirènes du high tech, penser une vie sociale libérée des flux aliénants, et redonner toute leur place aux architectures populaires et vernaculaires.

Sur un terrain en friche que doit occuper prochainement une nouvelle extension d’Euralille, à proximité d’une cabane en bois au doux nom d’ “El Gourbi”, trône depuis un mois un doigt d’honneur de 4 mètres de haut construit en cagettes et orienté directement vers le beffroi de la mairie. C’est un joli panneau d’indication. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Lire « À Lille, guérilla judiciaire contre projet nuisible », CQFD n ° 170 (novembre 2018).

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