Si les premières pages s’ouvrent avec gravité sur le deuil et la défaite, le thème du roman demeure l’exil, celui des libertaires espagnols entamé après la guerre civile et cette « révolution sociale trahie, poignardée, empêchée ». Son protagoniste principal, Cristobal Barcena, relève de la fiction même si l’écrivain précise qu’il « emprunte parfois à des personnages qui ont réellement existé ».
Sans doute faut-il rappeler ici que Barcena fut l’un des pseudonymes utilisés par le père de l’auteur, Fernando Gómez Peláez (1915-1995) [3], qui dirigea, entre 1946 et 1954, l’hebdomadaire Solidaridad Obrera, organe de la CNT (Confédération nationale du travail) espagnole en exil. Une époque durant laquelle le directeur du journal anarcho-syndicaliste se lia d’amitié avec Albert Camus, l’enfant pauvre du quartier algérois de Belcourt, d’origine minorquine et dont les affinités libertaires n’ont que trop peu été mises en lumière [4].
L’antihéros fictif débarque à Saint-Cyprien (Pyrénées- Orientales), en janvier 1939, date de la chute de Barcelone et des débuts de la Retirada [5], pour y retourner, en octobre 1976, moins d’une année après la disparition du dictateur Franco « qui signe la fin de l’exil libertaire espagnol ». Et celle du récit.
Au cours des cinq chapitres qui composent le roman, Barcena rencontre les anarchistes français, ce « milieu [qui] s’était fané sur pied et de lui-même avant même que les barbares ne cherchent à le déraciner ». Son itinéraire l’amène à croiser des « vaincus de toutes les causes », sans toutefois apprécier « cette assignation à résidence identitaire » propre à tous les exodes et à laquelle n’échappèrent pas les anarchistes espagnols installés à Paris.
À l’instar de Fernando Gómez Peláez, Barcena fait la connaissance de Camus, « une clef qui ouvrait des portes » : celles de Jean- Paul Sartre ou d’André Breton que l’on retrouve tous trois à la tribune du meeting du 22 février 1952, salle Wagram, pour dénoncer les condamnations à mort prononcées de l’autre côté des Pyrénées à l’encontre de militants de la CNT.
Le « vrai » et le « faux » Barcena se côtoient au fil des pages, du côté des Halles, au Chien qui fume, un restaurant « quartier général des dissidences » tenu par Rachid, un Kabyle du Djurdjura en couple avec Marie, une Bretonne des monts d’Arrée, comme c’était souvent le cas à cette période, ainsi que le rappelait Jean-Michel Mension [6].
Barcena voyait d’un mauvais œil le néo-anarchisme qu’il assimilait à « une moderne variante du libéralisme culturel d’avant-garde ». En « bon anarcho-syndicaliste de base un peu borné », il lui préférait la lecture de La Société du spectacle, de Guy Debord. Avant de prendre le large, où disparaissent sans bruit les « témoins gênants » de tous les crimes, les apatrides de tous les horizons.
[/Nedjib Sidi Moussa/]