Allo Libé bobo
L’histoire de Libération est quand même celle d’une trahison. La trahison d’un journalisme combatif et indépendant qui finit par se vendre corps et âme. Vendu à la doxa libérale de l’économie de marché à la sauce sociale-démocrate de bon ton. Vendu à ses rédac’ chef télégéniques – plus chef que rédacteur – , les July, Joffrin, Demorand et le dernier en date Pierre Fraidenraich. Vendu en actions à des banques et à des capitalistes dont les scrupules de « gauche » ne pèsent pas lourds quand les finances tombent dans le rouge. Ce que connaît aujourd’hui Libération n’est peut être qu’un juste retour de bâton. Même si les plus optimistes espèrent que c’est aussi peut-être l’occasion de refonder leur journal sur de toutes nouvelles bases.
Joint par CQFD début mars, Cédric Mathiot, journaliste à Libé depuis 2005 – aux services économie, puis sport et aujourd’hui politique – dresse un constat assez sombre : « On est arrivés au bout de ce truc. L’équipe est fatiguée… C’est un peu un appel du vide. On ne sait pas ce qui va sortir de cette crise. » Pour résumer rapidement, la crise en question commence le 19 février avec l’éviction brutale par les actionnaires du directeur Philippe Nicolas. Face au modèle et à la situation économique intenable de Libé – qui avait dû choisir, le mois précédent, de ne pas payer son imprimeur pour payer ses salariés – une solution s’imposait à lui : le placement en redressement judiciaire qui devait impliquer un plan social important (une centaine de salariés), mais aussi une certaine protection juridique de la société, ainsi que la possibilité d’une reprise par de nouveaux actionnaires et un financement (sous forme de prêt) par l’état. Bref, la possibilité pour le journal de repartir sur de toutes nouvelles bases, les créances épurées. D’après les bruits qui courraient dans le journal, Hollande aurait garanti aux journalistes que les socialistes (c’est évidemment leur intérêt bien compris !) ne laisseraient pas couler Libé et qu’ils avaient même des investisseurs « costauds » derrière. Paradoxalement, ce projet était bel et bien le souhait des employés du journal. « Aujourd’hui, le journal est moribond, confie Cédric Mathiot. Le placement en redressement judiciaire c’était l’occasion de repartir à zéro, de faire complètement autre chose : un autre journal, avec une nouvelle équipe plus resserrée, plus motivée, plus jeune. »
Mais les actionnaires ont fait capoter ce projet. Ils craignaient que le redressement judiciaire ne débouche sur une liquidation pur et simple et, donc, de tout perdre. Pour Nicolas Ledoux, l’actionnaire de référence, c’était un risque inadmissible. Et peut être avait-il en tête d’autres calculs financièrement plus rapidement rentables : la transformation des locaux du journal en centre culturo-gastronomico-branché, la revente de la marque Libération ?
Toujours Cédric Mathiot : « ça fait des années qu’en interne on se bat contre la direction, contre Nicolas Demorand, la direction de rédaction… Des gens qui étaient soit incompétents, soit… En tout cas, les salariés espéraient un gros nettoyage. Là, on est tristes et fatigués. Et inquiets que les actionnaires, en qui on n’a plus confiance depuis des années, prolongent l’agonie sans solution viable. Si l’ambiance reste combative avec une partie de l’équipe très mobilisée, on reste très en défense. Ça fatigue. Ça lasse… En fait, on se rend compte qu’on est paumés. Comme la gauche, enfin… la gauche de gouvernement. Plus d’identité, plus de maison. Plutôt que de se défendre, on devrait ouvrir des chantiers, imaginer de nouvelles pistes, repenser notre journal, nos choix. »
Un appel à contribution a tout de même été lancé par la société des rédacteurs. Ils ont reçu une centaine de réponses et tentent actuellement une synthèse des pistes relevées sur les questions de ligne et d’indépendance éditoriales, de business model, de relation avec internet… Mais pourquoi faire ? En face il n’y a de toute façon pas d’interlocuteur prêt à en discuter et surtout pas Nicolas Ledoux qui est maintenant à la fois l’actionnaire de référence et le directeur de publication, désormais en butte à l’hostilité déclarée des journalistes.
Étrange confrontation tout de même ! D’un côté, des employés désireux que leur entreprise coule, afin que renaisse de ses cendres un tout nouveau Libération, dont ils seraient bien en peine encore de dire à quoi cela pourrait ressembler. De l’autre, des actionnaires qui se battent pour que le journal continue sur sa lancée de « gauche tendance » pratique et contrôlable à coup de rustines et de petites magouilles dans le dos des employés.
A l’heure où nous mettons sous presse de notre côté, le journal de « gauche à guillemets2 », qui a besoin de 500 000 euros avant la fin du mois pour survivre, et 10 millions à moyen terme pour continuer en l’état, aura peut-être cessé d’être édité quand vous lirez ces lignes. Soit de quoi faire sortir plusieurs centaines de CQFD différents tout les mois pendant des années et des années…
2 Comme dirait l’ami Sébastien Fontenelle.
Cet article a été publié dans
CQFD n°120 (mars 2014)
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Paru dans CQFD n°120 (mars 2014)
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Illustré par Charmag
Mis en ligne le 21.04.2014
Dans CQFD n°120 (mars 2014)
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21 avril 2014, 11:48, par Maboulox
Télégéniques ??? Enfin les goûts et les couleurs...