Je vous écris de l’Ehpad / Épisode 18

« Allez-y, faites-moi rire ! »

Nouvel épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois des fragments de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.

En entrant dans la chambre de M. Lacaze, je tombe sur sa fille.
— Je repasse si vous voulez, je lui dis.
— Non non, restez ! Je viens de le coucher, il était fatigué.
Je l’ai déjà croisée à plusieurs reprises, elle aime bien qu’on lui parle de son père, elle a besoin d’être rassurée. Mais aujourd’hui – que s’est-il passé avant que j’arrive ? –, elle vide son sac : « Il a toujours été violent. Ma mère ne se laissait pas faire mais nous, on a été élevés à la fessée, à la claque et à la beigne  ! » Les larmes pointent, elle n’en peut plus. Elle était seule pour s’occuper de lui quand il habitait encore à la campagne, à une heure de voiture de chez elle. « Chaque fois, c’était un calvaire  ! » Son placement en Ehpad a été un soulagement mais depuis, sa fille culpabilise. « Et maintenant, c’est mon homme qui est en train de flancher ! Je n’ai rien vu venir, j’étais trop occupée avec mon père. » Elle pleure pour de bon, elle avoue qu’elle a la hantise de finir dans ce genre d’endroit. « Je ne sais pas comment vous faites  ! » Pour tenter de lui remonter le moral, je lui dis que parfois, il y a aussi des situations drôles. « Ah bon  ? » fait-elle, dubitative. « Eh bien allez-y, faites-moi rire  ! »

Je pose le vapo et la lavette et lui raconte : une semaine plus tôt, de sa voix habituée à se faire obéir, son père interpelle Léo, un aide-soignant (AS) : « Jeune homme, s’il vous plaît  ! » Celui-ci s’approche : _ « Débouchez-moi l’anus, je vous prie  ! » Forcément, Léo s’empresse de nous raconter ça. Plus tard dans la soirée, M. Lacaze l’appelle à nouveau : « Alors, quand est-ce que vous vous occupez de mon évier  ? » Sa fille rit pour de bon et s’exclame, les yeux encore pleins de larmes : « Cette cochonnerie d’évier était tout le temps bouchée  ! » Elle repart un peu moins déprimée, ça fait plaisir.

Au fil du temps, nous connaissons les proches de nos résident·es. Suzanne, par exemple, ne manque pas de nous présenter sa petite-fille à chaque fois que celle-ci vient la voir.
— C’est ma fille ! me dit-elle fièrement.
— Petite-fille ! corrige celle-ci. Tu sais, Mamie, depuis le temps, il me connaît !
— Elle est belle, hein ? poursuit Suzanne.
La jeune femme lève les yeux et soupire.

La fille d’Yvette Simonetti, elle, est déjà âgée : les enfants des nonagénaires et des centenaires ont souvent plus de 70 ans. Elle est plutôt sympa mais aujourd’hui, elle n’est pas contente. « Venez voir la salle de bain », me demande-t-elle. Et elle me montre la tablette au-dessus du lavabo, complètement encombrée de flacons, pots de crème et tubes non rebouchés. « Regardez-moi ça  ! » Et elle me pointe le verre à dents, crasseux et moucheté de dentifrice. Je comprends son énervement et lui dis qu’elle a raison. Je prends ma part de reproches. C’est vrai que souvent, je n’ai ni le temps ni le courage de tout enlever pour bien nettoyer la tablette et ranger correctement.
Le lendemain, Carine, ma collègue ASH, tire la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je suis dégoûtée ! Je rentre de congé, les chambres sont dégueulasses et c’est sur moi que ça retombe !  La fille d’Yvette s’est plainte à la directrice et comme Carine est référente pour cette chambre, c’est elle qui prend le savon. C’est le cas de le dire : depuis, la salle de bain d’Yvette est rutilante ! Et Mme Simonetti fille à nouveau cordiale.

Les relations ne sont pas toujours aussi franches. Le manque de confiance se fait sentir chez certaines personnes, qui n’hésitent pas à contester les consignes qui nous sont données en termes de soins ou d’alimentation, ou qui remettent en cause notre travail ou notre bonne foi. J’avoue que j’apprécie moyennement qu’une dame me demande de quoi nettoyer la chambre de ses parents, plutôt que de me demander directement de remédier au problème.

Parfois nous sommes vraiment en faute et là, il n’y a rien à dire. Le monsieur qui trouve sa maman devant la table du goûter, le verre renversé, des miettes plein le tricot, affalée dans son fauteuil et souillée, toute seule depuis combien de temps déjà ? Il y aurait de quoi filer au bureau faire un scandale. Mais non, il vient simplement nous trouver à l’office et demande poliment qu’on la change. Ce qui est fait immédiatement, bien entendu. Comment se sent-il, ce monsieur, après avoir vu ça ? Nous n’en saurons rien. Et sa maman ? Encore moins. La faute à qui ? Aux AS, à moi, à nous toutes et tous qui nous habituons à cet abandon, faute de pouvoir nous occuper de nos résident·es comme nous le devrions.

La présence des familles au sein de l’Ehpad est vitale, pour le bien-être des résident·es et de leurs proches, ça va de soi, mais aussi pour que cette institution ne fonctionne pas en vase clos, avec ses logiques propres, ce qui mène à ce genre de situations.

Denis L.

Illustration de Gautier Ducatez

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
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CQFD n°209 (mai 2022)

Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…

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