Afghan connection

Alain Tarrius, universitaire spécialiste des flux de l’économie souterraine, revient pour CQFD sur le commerce clandestin alimenté par des dizaines de milliers d’Afghans. Cette mondialisation bis assurant la survie de populations entières est aujourd’hui récupérée par les réseaux mafieux à la tête du trafic d’opium. Analyse.

ILS SONT A PEU PRES 65 000 chaque année à quitter l’Afghanistan pour venir se fournir en matériel électronique en Géorgie ou dans les ports turcs de la mer Noire. Ordinateurs, appareils photos, montres, CD, autant de produits fabriqués dans le Sud-Est asiatique et passés par Dubaï ou Koweït City. Avec leurs paquets sur le dos, les trabendistes afghans vont transiter jusqu’en Bulgarie où ils vont fourguer leur matos à d’autres relais commerciaux turcs, polonais ou bulgares à des prix entre 40 et 50 % inférieurs à ceux du marché. Se dessine ainsi un commerce du poor to poor, revers clandestin de notre bienheureuse mondialisation, qui permet aux populations les plus pauvres d’avoir accès à des biens dont elles auraient été exclues par les règles classiques du marché international.

Qui sont ces transmigrants afghans ? Alain Tarrius répond : « Au départ ce sont des Baloutches, habitant entre Erat (près de l’Iran) et des provinces iraniennes. Ils disent qu’ils sont afghans quand ils traversent l’Iran parce que les Iraniens ne veulent pas laisser passer d’Iraniens baloutches. Quand ils arrivent en Turquie, tous disent qu’ils sont iraniens parce qu’ils n’y a pas besoin de visa pour traverser la Turquie. Et donc leur visa touristique, valable 3 mois dans toute l’Europe, démarre dès lors qu’ils se présentent à la frontière bulgare. Ils n’ont pas besoin de plus de temps que ça pour écouler la marchandise et puis ils s’en retournent. »

La transmigration. Un nouveau type de migration qui n’a plus rien à voir avec les flux de populations plus ou moins organisés à l’ère coloniale ou fordiste. Celle concernant les Afghans, on la doit en grande partie à la guerre contre le terrorisme déclenchée en 2001. Confirmation par Tarrius : « Avec l’amplification et l’enlisement de la guerre, le trafic est devenu énorme, notamment la voie passant par Dubaï, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Juste pour donner une idée : le passage de produits électroniques via Dubaï par les transmigrants est évalué à six milliards de dollars. Faut voir les avions cargos qui portent la marchandise de Koweït City à Bakou. Et puis en observant ces nouveaux réseaux de circulation, on remarque des choses étranges : entre autres, comme par hasard, la banque HSBC qui s’installe partout où il y a des trafics… »

Challenge du transmigrant : transporter des marchandises détaxées en évitant les dispositifs frontaliers censés les contrôler. Alors, invisibles, les caravanes baloutches ? Peut-être mais pas pour tout le monde. « Pour être plus précis, ils ne sont pas invisibles mais invisibilisés, précise Tarrius. De la même manière que sont rendues invisibles les juteuses pratiques douanières (policières, consulaires, commerciales) à leur égard. Il y a des pays où les flics revendent des visas authentiques permettant de traverser l’Europe ou des autorisations visées par le Consulat général français de rejoindre la Grande-Bretagne ! Qu’est-ce que cela prouve si ce n’est une porosité transfrontalière organisée par les États ? Au final, ce sont des populations pour lesquelles on n’a aucune statistique, les autorités ne se prononcent pas car ces gens rentrent par une frontière et sortent par l’autre, autant que possible en étant illégaux. Comment les politiques peuvent-ils récupérer ça, idéologiquement ? Ce n’est pas très bon, ça serait même un problème emmerdant, surtout pour le FN, et ça ne sert pas beaucoup Sarko. Eux, leur intérêt c’est plutôt de nous montrer des migrants misérables, vivant dans des cabanes, histoire de dire aux populations : regardez le danger dont il faut vous sauver, plutôt que des transmigrants autonomes et circulant de chez-eux à chez-eux. »

Effectivement, ces Afghans-là n’ont rien à voir avec ceux, misérables et traqués, que l’on a l’habitude de voir, par exemple, dans le bourbier calaisien. Là, on parle de types qui partent en sachant qu’ils vont revenir au pays avec, pour certains, un petit pactole de 20 000 euros. Sauf que les remous de la crise économique ont aussi affecté ces trabendistes. Nombre d’Afghans se retrouvent désormais obligés de s’employer dans la culture du pavot en Turquie ou en Géorgie pour arriver à financer leur voyage à cause des effets pervers de la régulation du système financier. « Depuis l’accord Sarkozy/Gordon Brown sur la “moralisation” [du capitalisme] de 2008, explique Tarrius, les banques leur refusent les 40 % de fric nécessaires à l’achat des produits électroniques, du coup les Afghans ont été obligés de se tourner vers les mafias italo-turques pour avoir le pognon. L’intérêt pour les mafias, c’est qu’avec ce procédé elles blanchissent leur argent. Côté Afghans, la contrepartie c’est qu’ils doivent accepter de bosser aux pavots : plantation des graines, sélection des plants, “saignage” et récolte de l’opium, et ce tous les 3 mois pendant neuf mois. C’est ainsi que sous couvert de “moralisation”, environ soixante mille Afghans transmigrants du commerce se trouvent otages-complices des réseaux dits “criminels” turco-italiens. Alors qu’auparavant leur trafic relevait de délits douaniers (amendes), désormais ils relèvent de crimes, pénalement réprimés par la prison. Merci Sarko, le purificateur ! »

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Paru dans CQFD n°81 (septembre 2010)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières

Par Sébastien Navarro
Mis en ligne le 25.02.2011