Entretien avec Stéphane François

« À l’extrême droite, l’écologie devient un point doctrinal majeur »

L’écologie n’a pas toujours les soutiens qu’elle mérite. Une partie de l’extrême droite s’intéresse en effet de près à des thématiques d’ordinaire marquées à gauche (décroissance, anti-consumérisme, localisme…), mais en y rajoutant une lecture bien fasciste. Entre nouveaux venus et vieilles rengaines, décryptage avec un spécialiste de la question : l’historien et politologue Stéphane François.
***

Des extraits de cette interview ont été cités dans l’article « Extrêmes droites & écologie : les verts de trop » (CQFD n°182, décembre 2019)

Historiquement, quels sont les différents courants d’extrême droite qui se sont intéressés à l’écologie ?

« Dans les années 1970, l’écologie intéressait surtout les anciens SS français, notamment Robert Dun, proche des idéaux “völkisch”, c’est-à-dire à la fois raciste, païen et proche de la nature.

Dans les années 1980 et 1990, ce fut surtout la Nouvelle Droite qui s’est intéressée à cette question, tournant le dos à ses positions technophiles des années 1970. À l’époque, Alain de Benoist avait des mots très durs vis-à-vis de l’écologie politique naissante, née dans les milieux alternatifs/contre-culturels. Le basculement s’est fait en parallèle d’un renouvellement doctrinal qui laissait une grande place aux auteurs antimodernes (René Guénon, Martin Heidegger, Louis Dumont, etc.). Les animateurs de ce courant ont même créé une revue écologique, Le Recours aux forêts, animée par Laurent Ozon, qui a existé de 1994 à 2000 et vit la participation d’un certain nombre d’écologistes de gauche. Ozon était également proche, à la même époque, d’Antoine Waechter.

Dans les années 1990, en parallèle de la Nouvelle Droite, la tendance nationaliste-révolutionnaire autour de Christian Bouchet et de Nouvelle Résistance s’est aussi passionnée à cette question, cherchant même à infiltrer des groupes écologistes français… Bouchet était alors un compagnon de route de la Nouvelle Droite.

La décennie suivante, ils ont été rejoints par les premiers groupes identitaires comme le Bloc identitaire, des ex-membres de Nouvelle Résistance, mais il faut garder à l’esprit que le premier groupuscule identitaire, au sens propre du terme, a été Terre & Peuple, qui réunissait des transfuges de la Nouvelle Droite (Pierre Vial, Jean Haudry et Jean Mabire), héritiers d’anciens SS français comme Saint-Loup et Robert Dun…

Dans les années 2010, les catholiques traditionalistes s’y mirent également, surtout à partir de la bulle Laudato Si du pape François… Aujourd’hui presque toute l’extrême droite françaises’intéresse à l’écologie. Seul le Rassemblement national ne semble pasy porter un grand intérêt. »

Il y a donc plusieurs mouvements qui s’intéressent aux questions écologiques. Y a-t-il des spécificités chez chacun d’entre eux ?

« On ne peut pas parler réellement de spécificités propres. Tous insistent sur certaines nécessités, selon leur point de vue : le localisme (en lien avec un régionalisme enraciné) ; la “grande séparation” (en lien avec un ethnodifférentialisme et la préservation des blocs ethnocivilisationnels) ; la décroissance ; le rejet de la technique et de l’Hubris, etc. Les catholiques, mais aussi aujourd’hui les néo-droitiers, mettent également en avant le refus de la manipulation des corps (refus de la PMA et de la GPA). Pour la Nouvelle Droite, il s’agit d’un renversement complet de l’idéologie des années 1970 qui faisait l’éloge de l’eugénisme brutal et élitiste. »

D’où cet intérêt vient-il ? Sur quels ressorts historiques et intellectuels s’appuie-t-il ?

« L’intérêt est assez ancien. Outre les références antimodernes précitées, cet intérêt entre en résonance avec leur défense d’un régionalisme enraciné, déjà très “identitaire”, et à avec leur rejet de la société de consommation née de l’American Way of Life. Il est aussi à mettre en relation avec leur refus de l’occidentalisation du monde (rejet des droits de l’homme et de la démocratie libérale), qui se fait à partir de la seconde moitié des années 1970. C’est l’époque où l’extrême droite découvre Claude Lévi-Strauss, Robert Jaulin, Martin Heidegger, etc.

Enfin, cet intérêt est lié aux évolutions idéologiques des tendances néo-droitières, nationalistes-révolutionnaires et néonazis qui ont progressivement redécouvert et intégré les auteurs de la “Révolution conservatrice” allemande des années 1920 (Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt, Werner Sombart, Ernst Niekisch, etc.) qui associaient dans un même mouvement discours de libération nationale, premières réflexions écologiques, refus de la démocratie et de l’occidentalisation du monde, rejet du christianisme, refus de l’idéologie du Progrès, etc.

Aujourd’hui, certains se présentent comme leurs héritiers intellectuels. C’est le cas, par exemple d’Alain de Benoist, qui est le principal théoricien d’une écologie d’extrême droite, bien qu’il n’ait rien écrit dessus depuis les années 2000. Les revues les plus importantes diffusant ces thématiques sont assurément Krisis (fondée en 1988 par Benoist) et le magazine de la Nouvelle Droite Éléments. Après, on trouve régulièrement des dossiers et des articles sur l’écologie dans Réfléchir & Agir et Terre & Peuple. »

Quel genre de rapports entretiennent ces différentes mouvances entre elles ?

« Il y a souvent des rapports conflictuels entre ces différentes tendances, de nature personnelle plus qu’idéologique. Parfois, il y a aussi des haines recuites : les animateurs de Terre & Peuple ont rompu des relations avec des personnes (Guillaume Faye) ou des groupes (le Bloc identitaire) sur la question de l’antisémitisme. Benoist a rompu ses relations avec Terre & Peuple sur la question de l’identité et de l’affirmation raciale… Nous pourrions multiplier les exemples.

Mais il ne s’agit en aucune façon des mondes clos : les différents animateurs/théoriciens se croisent et discutent. Ainsi, le païen Alain de Benoist donne des articles ou des entretiens à l’abbé Guillaume de Tanoüarn (catholique traditionaliste), Éléments fait des entretiens avec l’équipe de Limite, etc. Pour les païens de la Nouvelle Droite, le christianisme n’est plus l’ennemi, la “secte orientale de fanatiques” ou le “bolchevisme de l’Antiquité” des années 1980. Les clivages évoluent aussi… »

Ce discours écologique est-il dès le départ dans le logiciel théorique de ces mouvements ou au contraire arrive-t-il plus récemment ?

« Cela dépend des tendances : pour la Nouvelle Droite ou les nationalistes-révolutionnaires, il arrive ultérieurement, à la fin des années 1970. Pour les tendances identitaires, il est un logiciel théorique fondateur, présent dès la création de la structure, mais il ne faut pas oublier que les personnes à l’origine des premiers groupuscules identitaires étaient des membres de la Nouvelle Droite ou nationalistes-révolutionnaires de formation. Pour le catholicisme, c’est un peu différent : il y a eu dès les années 1970 des catholiques qui, s’appuyant sur François d’Assise, ont développé une pensée écologiste qui a été transmise aux jeunes générations indépendamment de l’Église. »

Dans quelle mesure ce discours, et ces mouvements, prennent de l’ampleur dans le champ écologiste ?

« Ils restent évidemment minoritaires par rapport à la masse des militants écologistes, mais il faut tenir compte de deux choses : 1/l’écologie devient un point doctrinal majeur des formations d’extrême droite, allant des catholiques traditionalistes à l’extrême droite païenne et/ou néonazie ; 2/ certains thèmes trouvent des échos dans les autres tendances de l’écologie, bénéficiant du “confusionnisme” ou de l’inculture de certains militants. Je sais que les militants écologistes n’aiment pas que je dise ça, mais c’est un fait… »

Ces idées infusent-elles au Rassemblement national ?

« L’écologie a dû mal à prendre au sein du FN/RN : Bruno Mégret a tenté de l’acclimater au sein du parti dans les années 1990, mais Jean-Marie Le Pen n’y a pas cru. Il considérait l’écologie comme une préoccupation de “bobo”. Avec la présidence de Marine Le Pen, cela ne s’est pas arrangé. Le changement est surtout venu de l’arrivée en nombre de cadres identitaires, sensibles au localisme et à une écologie des populations. Cette idée a été renforcée suite à l’implication d’Hervé Juvin, antimondialiste et défenseur de la “Grande séparation” pour reprendre le titre de son ouvrage paru en 2013. Toutefois, on ne peut pas dire pour l’instant que ce soit un réel succès… »

Est-ce que des mouvements écolos, non liés a priori à l’extrême droite, ont pu se laisser, via ces discours, dériver vers des tendances droitières voire fascistes ?

« Il y a parfois une tendance réactionnaire au sein de la mouvance écologiste. Ainsi, on trouve des thématiques conservatrices (place de la femme, éloge des sociétés traditionnelles fermées et organicistes, etc.) chez certains écologistes comme Teddy Goldsmith. Le Mouvement écologiste indépendant d’Antoine Waechter avait dans les années 1990-2000 des positions ambigües sur le régionalisme, Waechter citant Yann Fouéré, un régionaliste breton ayant été condamné par contumace après la guerre pour faits de collaboration…

S’il y a bien parfois des évolutions conservatrices ou réactionnaires indéniables, à l’exemple de Pierre Rabhi comme l’a montré brillamment Jean-Baptiste Malet1, voire antisémites – mais cela n’est pas incompatible avec un positionnement idéologique à gauche –, on ne peut pas parler comme le fait un ancien ministre2 de dérive vers le fascisme ou d’écofascisme… Si cela existe, cela ne concerne qu’une minorité. L’écofascisme est réel et , mais il est le fait seulement de militants d’extrême droite. »

Propos recueillis par Margaux Wartelle

1 Journaliste, auteur de l’article « Le système Pierre Rabhi », Le Monde diplomatique (août 2018).

2 Référence à Luc Ferry, auteur notamment de l’ouvrage Le Nouvel ordre écologique (1992).

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