Casse du service public universitaire

À Nanterre, « notre grève de précaires »

Cinquante ans après, dans la fac où débuta Mai-68, des précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche ont repris la lutte. En bloquant les notes de leurs étudiants, ils et elles ont dénoncé l’introduction de la sélection à l’université, déjà mise à mal par une décennie de réformes libérales. Ils prennent la plume ici, pour expliquer leur combat. Tribune.

Devant la maison des examens d’Arcueil (Val-de-Marne), ce 11 mai au matin, une foule hétérogène se prépare à livrer bataille : à grands frais, la fac de droit de Nanterre (Hauts-de-Seine) a décidé d’y déplacer les partiels, ne pouvant les organiser sur son campus habituel. Celui-ci est entièrement bloqué, bâtiment de droit compris, fait historique autant que symbolique. Dans la confrontation, avec leurs matraques et leur gaz au poivre, les CRS, eux, ne font pas le tri entre étudiant.e.s partisans du blocage et candidat.e.s aux examens, personnel universitaire mobilisé, employé.e.s de La Poste et cheminot.e.s de la gare Saint-Lazare venus soutenir le mouvement.

Nanterre bouillonne depuis plusieurs semaines, malgré (ou grâce) à l’empressement du président de l’université à faire intervenir les CRS le 9 avril pour disperser les contestataires de la loi Orientation et réussite des étudiants (ORE). Mais le temps presse : alors que certains départements ont refusé de former des comités de sélection, alors qu’on ne sait pas avec quels moyens seront montés les dispositifs voulus par le ministère dans une université cruellement sous-dotée, il est prévu que la machine Parcoursup livre ses premiers résultats le 22 mai.

Jeunes chercheur.e.s en droit, sciences politiques, histoire ou encore philosophie, nous nous retrouvons dans une volonté commune de passer à une autre étape dans la construction du rapport de force. Non titulaires, c’est-à-dire sans poste fixe, nous assurons pourtant une mission d’enseignement tout en menant une recherche scientifique. Une partie d’entre nous s’est retrouvée exclue des rares votes à propos de Parcoursup, d’autres se mobilisaient déjà contre des charges de surveillances et de corrections de copies, non payées mais devenues monnaie courante dans le contexte des réductions budgétaires. Ensemble, fort.e.s de 68 signatures initiales de jeunes chercheur.e.s, doctorant.e.s, Ater1, vacataires, au chômage ou sans poste, nous décidons de nous mettre en grève « pour de vrai » et de retenir les notes de nos étudiant.e.s. Nous rentrons ainsi dans la confrontation, pour montrer notre détermination à lutter contre la loi ORE et son dispositif de sélection sociale, Parcoursup, alors même que les actions menées jusqu’ici au niveau national comme à Nanterre se heurtent à la surdité de la présidence de l’université et du ministère.

L’université vaut de l’ORE

Les premiers résultats de Parcoursup confirment nos prétendues « spéculations idéologiques » : un élève sur deux en attente, des lycées de banlieue sans un seul « oui ». Patience, tout le monde aura une place à la rentrée, promet le ministère : c’est un « processus dynamique ». Chaque jour, les élèves, renvoyé.e.s violemment à un statut de seconde zone, attendent anxieusement que les « meilleur.e.s » fassent leur choix et libèrent des places, qui ne correspondent pas forcément à leurs désirs. À Nanterre, les responsables des comités de sélection se félicitent naïvement de la diversité des critères de classement  : on pourrait ainsi panacher la liste en usant de discrimination positive, afin d’obtenir une sélection « la moins injuste » et la plus sociale possible, respectant « l’esprit de Nanterre ». Mais les critères de classement, notes et appréciations, quotas de boursiers ou d’autres académies, choisis par les formations à travers des comités de sélection volontaires ou nommés de force, sont inévitablement vecteurs des discriminations sociales contre lesquelles la loi joliment nommée Orientation et réussite des étudiants prétend lutter.

Face au problème qui grève l’université, celui du manque de places et de moyens, le gouvernement n’a bien évidemment pas fait le choix de bon sens de répondre au besoin d’éducation de la population – il faudrait construire cinq universités ! Il prétend cyniquement que le problème, c’est surtout tous ces pauvres qui veulent aller à la fac, et il y répond par la sélection. L’université a toujours été une machine de reproduction sociale, mais cette fois on ne s’embarrasse même plus du droit qu’avait chacun et chacune d’y tenter sa chance.

Management autoritaire VS précaires en galère

Mais ORE ne s’arrête pas là : si l’accès aux études supérieures devient un marché, la révolution managériale déjà en cours à l’université s’approfondit. La loi de 2007 (LRU) a imposé aux universités l’autonomie dans la gestion de leur budget et de leur masse salariale. Et le plan Campus de 2008 a indexé le financement des universités à leur « excellence », c’est-à-dire à leur capacité à attirer les fonds privés et à produire des profils correspondant à ce que recherche le marché du travail. Le personnel enseignant sacrifie sa recherche scientifique au montage chronophage de projets « innovants » et à la recherche de fonds, et ne peut que faire l’amer constat du sous-encadrement et de la sous-dotation : aucun nouveau poste n’est créé, tandis que ceux qui existent sont transformés en contrats précaires, voire en absence de contrats, alors que la masse estudiantine augmente. Pour la seule université de Nanterre, en 2016-2017, 97 000 heures d’enseignement, soit l’équivalent de 500 postes d’enseignement et de recherche à temps plein, étaient assurées par des vacataires !

Par Kalem.

Jeunes précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche, nous sommes donc concerné.e.s à plus d’un titre par la loi ORE. D’abord, parce que c’est nous qui accueillerons et accompagnerons les futur.e.s sélectionné.e.s, puisqu’à Nanterre plus de la moitié des cours de licence sont assurés par des non-titulaires aux statuts divers – en contrat doctoral de trois ans, en poste d’Ater d’un an ou en vacation payée six mois plus tard. Ensuite, parce qu’en l’absence de créations de postes et donc de débouchés dans la recherche, notre nombre augmente et nous confronte à une situation de concurrence généralisée. Nous faisons fonctionner l’université avec la certitude de ne pouvoir y trouver un poste, peut-être, qu’au terme d’un long parcours de galère.

Ébranler l’apathie

En ne rendant pas les notes de nos étudiantes et étudiants, nous avons voulu peser sur les instances dirigeantes de notre université pour les obliger, d’une part, à prendre en compte la masse des précaires qui font fonctionner la fac, et d’autre part à ouvrir enfin le débat sur cette loi appliquée à marche forcée. Nous demandions la neutralisation de Parcoursup, et la création des places manquantes par un plan d’urgence, comme cela s’était déjà fait en 1969 et 1991. Mais aussi la publication des « algorithmes locaux », c’est-à-dire de l’ensemble des méthodes de tri, souvent automatisées, qui affectent un candidat à un rang dans la liste – exigence de transparence appelée même par le président de l’université, mais en pratique refusée tant elle s’apparente à ouvrir « la boîte de Pandore »…

Le soutien timide des titulaires, sommé.e.s de gérer la pénurie, l’aveu d’impuissance des instances dirigeantes, ainsi que les discours culpabilisants qui nous accusent de sacrifier le diplôme de nos étudiant.e.s alors que l’administration était prête à contourner notre droit de grève en neutralisant nos matières, quitte à délivrer des diplômes « en chocolat », tout cela nous révèle une chose : la démocratie universitaire n’est qu’une façade. Elle ne cache plus que l’amoncellement des tâches abrutissantes qui maintiennent chacun et chacune à son poste d’exécutant, dans un état d’apathie que cette mobilisation nationale aura eu pour mérite d’ébranler. À l’issue de trois semaines de grève, de rencontres stériles avec des directions d’UFR2 et de multiples pressions, nous avons fini par rendre nos notes. Le combat n’est cependant pas terminé, et en nous appuyant sur les solidarités qui en sont nées, on sera toujours aussi déter’ à la rentrée !

Par les 68+ de Nanterre, collectif de précaires.


1 Attachés temporaires d’enseignement et de recherche (enseignant.e.s contractuel.le.s).

2 Les Unités de formation et de recherche constituent les différentes branches d’une université.

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