Dossier : La police tue. Les quartiers résistent.
Voix rebelles de Saint-Denis
« Vous n’avez pas honte d’obliger le personnel à faire des heures sup’ ?! », hurle la dame outrée. Deux vigiles noirs viennent s’accouder au comptoir de l’entrée et, comme pour désavouer leur cheffe, vont assister au débat avec un intérêt certain. Sont présents Samir Baaloudj, de l’ex-Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) ; Ramata Dieng, de la coordination de familles Vies volées ; Youcef Brakni, militant de Bagnolet ; un groupe nourri de membres du collectif Vérité et Justice pour Adama, dont Youssouf Traoré, récemment sorti de prison. La grande sœur, Assa Traoré, arrive avec trois enfants affublés du célèbre T-shirt noir : « Sans justice, vous n’aurez jamais la paix. » Elle s’assoit et, face à un public multicolore, dénonce le harcèlement policier, judiciaire et médiatique que subit sa famille. « Si mon frère Bagui est en prison, c’est pour réduire au silence un témoin-clé, lui qui a été le dernier à voir Adama vivant dans la gendarmerie. Pour nous, Bagui, Yacouba et les autres sont des prisonniers politiques. »
« Ce que réalise Beaumont-sur-Oise avec son auto-organisation, c’est le retour d’un espoir perdu, salue Samir Baaloudj. Ce rapport de forces créé par un quartier, on n’avait plus vu ça depuis Villiers-le-Bel il y a dix ans. » Le vétéran de Dammarie-les-Lys1 dézingue les manœuvres qui démobilisent : « À Clichy-sous-Bois, après la mort de Zyed et Bouna, le PS a envoyé l’avocat Mignard pour éteindre le feu. Pareil qu’avec SOS-Racisme ou les people de l’antiracisme médiatique, sans ancrage local. Pour nous, le porte-parole, c’est le quartier. La star, c’est le quartier. » On se souvient de la première conférence de presse collective, impressionnante de cohésion, des amis d’Adama Traoré au lendemain de sa mort. « C’est en ne laissant personne parler à notre place qu’on peut gagner. »
Ramata Dieng met en garde l’assistance : « Nos quartiers ont servi de laboratoire pour tester des techniques de maintien de l’ordre qui ont ensuite été appliquées contre des grévistes ou des manifestants. Attention, en période de crise sociale, elles pourraient se retourner contre l’ensemble de la population. » Baaloudj surenchérit : « Pour nous, l’état d’urgence dure depuis 60 ans ! » Décrété pendant la guerre d’Algérie, cet état d’exception sera réactivé lors de la révolte des banlieues de 2005, puis après les attentats du 13 novembre 2015 – et prolongé depuis. Une éternelle opération de « pacification » se rejoue dans la tête des responsables policiers.
Les lignes bougent entre « grandes causes » et bagarres locales, mais aussi entre violence et non-violence. « Ces jours-ci dans les banlieues, il y a des émeutes, scande Samir. Si les gens se rassemblent cagoulés dans la rue, c’est avant tout pour que les affaires Théo ou Adama ne tombent pas à l’eau. Si on ne casse rien, tout le monde s’en fout, on nous laisse crever. Ce sont des émeutes politiques, car à côté de ça, on s’organise en comités pour informer, faire un suivi juridique, discuter… » Baaloudj parle stratégie : « Il faut faire gaffe à ce que la Marche du 19 mars ne soit pas une fuite en avant dans un agenda national hors sol. La cause des familles risque d’être récupérée pour leur faire endosser des discours qui ne sont pas les leurs. On ne va pas décourager les gens de marcher derrière les familles : elles le méritent. Mais nous, on n’est pas là pour reconstruire la gauche des partis, on participe à la reconstruction de nos quartiers populaires, comme au Petit-Bard, à Montpellier. » De fait, la famille Traoré n’ira pas à la Marche. D’autres y participeront tout en critiquant les tentatives de noyautage, et l’embauche de vigiles privés pour sécuriser la Marche, aux frais de la caisse de soutien aux familles. C’est le cas de Vie volées ou du collectif Hocine Bouras de Strasbourg.
À propos d’inspiration et d’influences politiques, les anciens proposent des pistes : « Certains kiffent les Black Panthers sur leur page Facebook, se moque Baaloudj, mais ces gens-là, ce n’était pas juste une bande de meufs et de mecs qui posaient avec des guns à la main. Les panthères étaient capables de se lever à 5h du mat’ pour distribuer des petits-déj’ aux mômes des quartiers ! » Brakni en rajoute une couche : « Pourquoi aller chercher si loin un modèle ? Comme si nous n’avions rien à transmettre de notre propre histoire ! Notre mémoire commune est ici, avec le Mouvement des travailleurs arabes des années 1970, par exemple. »
Une jeune femme interroge : « Quel type d’alliance pouvons-nous tisser avec les Blancs s’ils ne vivent pas les discriminations dans leur chair ? » Samir répond en sage : « Des Blancs sans privilèges, dans mon quartier, il y en avait. Certains étaient avec nous dans le MIB. On partageait la même précarité de jeunes des cités. Mais ils savaient que, quand on croisait une patrouille, il y avait moins de risque que ça tourne mal pour eux. C’est sur cette conscience et ces amitiés qu’il faut construire et devenir forts. »
Assa Traoré, vêtue d’un tissu wax aux couleurs vives, conclut sur la « mauvaise France qui tue nos frères et nos enfants ». Et en mode au revoir et à bientôt : « La bonne France a besoin d’une révolution ! »
1 Lire « Quand les émeutiers s’organisent », CQFD no38.
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 20.06.2018
Dans CQFD n°153 (avril 2017)
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