Violences policières & travailleuses du sexe
Roses d’acier contre main de fer
« Le 20 mai 2015, les policiers de Belleville nous ont annoncé que nous, travailleuses du sexe chinoises, devions quitter le quartier, sans se préoccuper ni de l’endroit ni des conditions dans lesquelles nous irions vivre. Un an plus tard, nous sommes toujours là. […] Ce mois-ci au moins 25 femmes ont été emmenées au poste pour contrôle d’identité, au moins 13 d’entre elles ont été transférées en centre de rétention, et 6 y sont encore aujourd’hui. Hier soir encore, autour de 21h, deux femmes ont été embarquées, et ce matin, on a reçu l’information d’une femme manquante. Ces arrestations sont presque quotidiennes. [...] Mesdames, messieurs, ouvrez les yeux : en face de vous se tient un groupe de femmes, un groupe né sous une mauvaise étoile, mais un groupe de femmes fortes, courageuses, qui croient et s’accrochent à leurs droits fondamentaux, qui pensent que lutter contre la violence et les discriminations ne se fait pas en les exerçant », déclare la présidente des Roses d’Acier, association des travailleuses du sexe (TdS) chinoises de Belleville, en juin 2016, à l’occasion d’un rassemblement public à leur initiative, relatif aux harcèlements policiers dont elles sont la cible.
Souvent appelées les « marcheuses », les TdS de Belleville sont quotidiennement en contact avec des forces de l’ordre qui affichent sans complexe leur hostilité vis-à-vis de la prostitution. Dans un quartier gentrifié où les mairies d’arrondissement, plaidant pour la quiétude des riverains, entendent éradiquer la prostitution, c’est toute une politique publique de répression et de déni de droits à l’égard d’une catégorie de la population qui est à l’œuvre.
En France, jusqu’en avril 2016, la prostitution n’était pas interdite, contrairement au racolage public 1. Autrement dit l’activité était autorisée mais les moyens pour l’exercer ne l’étaient pas : toute discussion de près ou de loin avec un homme pouvait être considérée comme un délit. Néanmoins, ces femmes sont aujourd’hui constamment perturbées dans leurs activités. La seule présence de voitures et de patrouilles de la Brigade spécialisée de terrain (BST) représente une menace pour les prostituées du quartier, entravant leur liberté de mouvement.
« Qu’on ait des papiers ou non, à la vue d’un policier dans un périmètre de moins de 20 mètres, laquelle d’entre nous ne se mettrait pas à courir ?, ajoute la représentante des TdS chinoises. Certaines préfèrent perdre leurs chaussures, ou abandonner leurs sacs de courses mais toutes, nous courons pour sauver notre vie. On ne peut que s’étonner : ici le gouvernement et les forces de l’ordre utilisent-ils la terreur comme une arme et une méthode contre le peuple ? Sur quels fondements législatifs ? La police ne devrait pas être notre ennemie. »
Si juin 2015 correspond à un durcissement soudain des méthodes utilisées par les forces de l’ordre à l’encontre des travailleuses du sexe, une vague de mécontentement des « marcheuses » du quartier va cependant progressivement émerger.
Les travailleuses sociales du Lotus Bus, un programme de Médecins du Monde de réduction des risques liés à la prostitution à l’attention des TdS chinoises, s’attellent dans un premier temps, en collaboration avec les Roses d’Acier, à récolter les paroles de femmes du quartier. « Dimanche soir, 22 mai, 22h. J’étais à Belleville, près du boulevard de la Villette, je marchais et un policier est venu me demander mes papiers, témoigne Lili, 50 ans. Je les lui ai tendus, et il a sorti son portable pour me prendre en photo. Je ne voulais pas, alors il m’a attrapée par la manche pour m’empêcher de partir. Puis il m’a lâché et a déchiré mes papiers. J’ai repris la marche vers chez moi, mais j’ai à peine fait quelques mètres qu’il m’a crié après, m’a rattrapée et m’a bloqué le passage en me demandant à nouveau “papiers’’. Un passant est finalement intervenu, sinon, il aurait continué à me harceler. »
Les méthodes de (ré)pression et d’humiliation employées sont en effet diverses : insultes (essentiellement « pute ») proférées en chinois, contrôles d’identité multijournaliers, photocopies de pièces d’identité déchirées, photos prises sans leur consentement, violences verbales et physiques. S’y ajoutent des descentes régulières de la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) dans les appartements de travail, et des confiscations de biens et d’argent sans remise de procès-verbaux.
Ces opérations sont menées au nom de la lutte contre le « système prostitutionnel », mais surtout pour chasser, par l’oppression et la peur, les TdS chinoises de l’espace public à Belleville. « On est en permanence exposées à des pressions, des violences. Il y a les clients et maintenant il y a la police, poursuit Lili. On essaye d’ouvrir le dialogue mais notre voix n’est pas entendue. On cherche par nous-mêmes des manières de continuer à vivre, mais en face on veut nous ôter le droit de vivre, et si ce n’est pas à Belleville, ce sera ailleurs », explique pour sa part une membre des Roses d’Acier.
Les travailleuses du sexe décident dès lors de s’organiser pour se défendre : en cas de détresse, elles n’appellent généralement pas le 17 mais s’envoient des signaux d’alarme – notamment via les réseaux sociaux – pour se prémunir de la police et des clients violents.
De plus, dans un cas suivi par le Lotus Bus – une affaire parmi d’autres mais la seule dont les preuves ont permis l’identification de l’agresseur – un policier est dénoncé par une TdS chinoise. Car après s’être présenté comme un client classique, et une fois la « transaction » effectuée, ce dernier refuse de payer, la menaçant de l’embarquer si elle le dénonce. La combine fonctionnant, l’agent de police aurait récidivé et commis des viols à répétition. Après le dépôt de plainte de Mme X, deux enquêtes sont ouvertes par l’IGPN, la police des polices : une administrative et une judiciaire. Le Lotus Bus est contacté pour les aider à glaner des preuves contre le suspect qui sévissait aussi en salon de massage sur au moins une autre TdS chinoise. D’après un fonctionnaire de police de l’IGPN, le policier usait d’une méthode « courante » : « celle de se servir de son badge comme d’une carte bleue »... Quant à l’affaire, elle sera finalement classée en raison d’un manque de preuves contre le violeur, le témoignage circonstancié d’une femme chinoise prostituée et sans papiers n’étant pas considéré comme une preuve suffisante.
C’est que les « marcheuses » cumulent : racisme généralisé envers les Chinois dont témoignent les rassemblements en région parisienne de septembre 2016 2, répression envers les sans-papiers et criminalisation juridique de la prostitution. D’autres femmes assurent pour leur part avoir déjà reçu des clients usant d’un badge de la police pour les intimider afin de ne pas payer la passe, mais aucune, même parmi les plus engagées, n’a voulu porter plainte par crainte de représailles. Certaines témoignent d’une incertitude sur l’identité de l’agresseur, démontrant par là même que certains clients exploiteraient la vulnérabilité et la peur des femmes face à la police en se faisant passer pour des flics pour les violer, s’offrant ainsi une part d’impunité.
Une pratique qui illustre le continuum des violences policières sur les TdS chinoises : harcèlement constant qui entretient les femmes dans la peur du viol par des flics, ou par d’autres personnes se faisant passer pour tels, avec menace de représailles si elles portent plainte.
Certaines affaires de viol retentissent dans les médias comme si ce n’était que des événements isolés et exceptionnels. Or, lorsqu’après le rendez-vous à l’IGPN, à la recherche d’autres victimes potentielles du flic violeur de Mme X, les travailleuses sociales du Lotus Bus demandent : « Qui a déjà dû le faire gratuit avec un flic ? », plus de la moitié des femmes présentes répond par l’affirmative. Les harcèlements quotidiens, les humiliations en paroles ou en actes, les arrestations arbitraires des forces de l’ordre, le déni de la liberté de circulation dans l’espace public aux TdS migrantes, pourtant théoriquement reconnue à toute personne sur le territoire titulaire d’un titre de séjour ou non, conduisent progressivement à une dévalorisation de ce qu’elles sont. À tel point que les viols sont malheureusement décrits par ces femmes comme « les contreparties du métier » qu’elles se dépêchent d’oublier...
Remerciements à Sarah-Marie Maffesoli, juriste, fervente défenseuse des droits des TdS.
1 La loi de pénalisation du client et l’abrogation du délit de racolage public datent d’avril 2016. Et s’accompagnent d’un « volet social de sortie de la prostitution » dont les conditions n’ont pas encore été précisées.
2 « Les migrants chinois et le mouvement antiraciste : un rendez-vous manqué ? », Ya-Han Chuang, Contretemps, 3 septembre 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 25.11.2019
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