Ma presque cabane pas au Canada
Veni, vidi, quasi vici
« Ah ! ça, c’est une chouette idée, répondirent en chœur Ribouldingue et Filochard, sûrement, on va rigoler, allons-y, ça colle ! »
Les Aventures des Pieds-Nickelés, Louis Forton
10 heure du matin, dans l’un des halls d’entrée de l’immense bâtiment occupé. Depuis quelques minutes, la tension est palpable. L’ami S. a beau grignoter des biscuits comme si de rien n’était, je vois bien qu’il est nerveux. Perso, j’ai le stress à fleur de peau, quasi sismique. Il faut dire que la situation est délicate : nos deux paires d’yeux cernés par une nuit blanche observent par une embrasure une trentaine de flics s’agiter devant les lieux, usant de pinces monseigneur et de béliers mastoc pour défoncer la porte. Ambiance de siège médiéval, sur fond sonore anxiogène. Boum, boum, les coups font trembler les murs tandis que résonnent leurs invectives : « Ouvrez ou z’allez morfler ! » Assis sur les marches du hall, on n’en mène pas large à mesure que cèdent les étais en métal faisant office de barricade. Mais le plaisir de voir la bleusaille s’épuiser en maniant de lourds outils l’emporte sur l’angoisse : advienne que pourra, on ne leur ouvre pas. Plaisir d’offrir.
Après une demi-heure de martèlement forcené, la porte renforcée finit par céder et la marée bleue se répand dans le hall, BST1 en tête. Trognes haineuses et postures de caïds vénères : ces gentlemen font honneur à leur corps de métier. Comme promis, les coups s’enchaînent, alors même que l’on n’esquisse pas le moindre geste de défense. Poings, pieds, genoux, il y en a pour tous les goûts. Une fois à terre, c’est au tour du cocktail coups de pompes dans les côtes & broyage de paluches sous la semelle. Au diable le fair-play, il faut bien que les cow-boys se défoulent. Moralité martiale : force reste à la loi (du plus fort), laquelle nous relâche après une poignée d’heures au commissariat2. Le bilan de l’opération ? Ambivalent. Le lieu est certes perdu, mais notre gnaque est intacte.
Retour quelques jours en arrière. Impliqués à la Réquiz, petit squat marseillais menacé d’expulsion, nous sommes quelques-uns à nous réunir régulièrement pour chercher des solutions. En clair : de nouveaux lieux où loger des familles en situation d’urgence sociale. Certains d’entre nous ont une expérience en la matière, d’autres sont clairement novices. Qu’importe puisqu’on partage tous le même mot d’ordre : on fonce ! Les réunions et repérages s’enchaînent, foutraques mais déterminés. Au final, notre choix se porte sur de très vastes locaux de Pôle emploi abandonnés depuis plusieurs années et potentiellement parfaits : trois bâtiments habitables, une belle cour intérieure, des garages convertibles en ateliers, un parc à deux pas, aucun voisin à proximité, etc. Bref, le Taj Mahal des squats. Mais il y a un hic : l’endroit a tout de Fort Knox. Ceint de murs immenses, il grouille de caméras et de détecteurs de mouvements. Une première incursion acrobatique – échelle posée sur un camion pour atteindre les toits – confirme nos craintes : dès lors que sonnent les alarmes rappliquent les vigiles d’une société de surveillance. Bigre.
Oscillant entre Ocean’s Eleven et Les Pieds Nickelés, on s’affaire à dresser un plan d’attaque ciselé. L’objectif est simple : se barricader dans le bâtiment avant que ne déboulent vigiles et condés. Puis parlementer jusqu’à ce qu’ils lâchent l’affaire et que les premières familles puissent s’installer. Un plan bien huilé, pense-t-on.
Jour J, deux heures du matin. Chargés d’une échelle et de lourds outils, on progresse péniblement dans un tunnel souterrain, en bord d’une petite rivière. Alors que les chiens du camp rom voisin entament un concerto d’aboiements, quelques chauves-souris renforcent l’ambiance Indiana Jones et le Temple maudit. À défaut d’être parfait, notre plan est indéniablement cinématographique.
Arrivés à destination, on déchante fissa : l’accès choisi se révèle trop « acrobatique ». En haut des huit mètres d’échelle, une herse en surplomb brise notre élan. On a beau fébrilement s’échiner au bord du vide, la sentence tombe : ça ne passe pas. Trépignements. Et puis le miracle : sur une proche façade, on découvre une minuscule fenêtre mal fermée, presque une invitation à entrer. On s’y glisse, joyeux comme des soiffards invités au salon du vin.
La suite : quelques heures d’exploration, des alarmes qui beuglent, les vigiles dégoûtés de ne pouvoir rentrer (tous les accès sont barricadés), les flics qui hésitent, les soutiens qui parlementent à l’extérieur armés de papiers prouvant notre droit à l’occupation, l’euphorie qui grimpe en flèche. Et puis soudain, sans prévenir, le massif débarquement des bleus qui prennent d’assaut la forteresse avant que l’on ait pu y faire entrer les familles. Game over.
Au sortir du comico, alors que des amis nous attendent sur le parking, cubi de rouge à la main, ce n’est pas la tristesse qui prévaut. Plutôt le rire fatigué. On a foiré ? Tant pis. Il y aura d’autres occasions. La prochaine sera la bonne. Ou bien celle d’après. Et ce jour-là, une fois les familles installées et l’occupation entérinée, on évoquera ce ratage avec un grand sourire. Cow-boys, gare à vos miches, les pieds-nickelés ne lâchent pas l’affaire.
1 Brigade spécialisée de terrain, pas réputée pour sa tendresse.
2 Le procureur n’a pas donné suite à l’inculpation pour dégradations, un temps envisagée.
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
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Mis en ligne le 08.09.2018