Je vous écris de l’Ehpad, épisode 9

« Une vie sociale un peu terne »

Neuvième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois un récit sensible de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.
Illustration d’Alex Less

Après plusieurs mois de report, Claudie a été hospitalisée. Cette dame est condamnée au lit depuis plus de deux ans par un staphylocoque doré qui lui ronge la jambe droite1. Le médecin, les infirmières, les aide-soignantes, tout le monde l’a encouragée à accepter l’amputation avant qu’il ne soit trop tard. Elle devrait y gagner une certaine autonomie, avec la promesse d’un fauteuil électrique à son retour. Mais Claudie ne voulait pas, d’autant plus que son staphylo, elle l’a attrapé à l’hôpital. Elle a demandé l’avis de plusieurs médecins qui ont tous confirmé la nécessité absolue de cette opération. Elle a aussi consulté des voyantes en ligne, dont une Gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer. « Les Gitanes, c’est les meilleures ! m’avait-elle confié. Et celle-là, elle n’est pas plus chère que les autres : 12 € les dix minutes. »

Claudie est notre résidente la plus connectée. C’est aussi une des plus jeunes : elle n’a pas 65 ans. Que fait Claudie ici ? Et Bernard ? Celui-ci a la maladie de Parkinson et il est en dépression, certes, mais il n’est guère plus âgé que Claudie. Bien souvent, les centres spécialisés se délestent de leurs patients âgés de plus de 60 ans vers les Ehpad, où la prise en charge n’est évidemment pas aussi bonne et l’environnement pas franchement stimulant. Claudie et Bernard n’ont pas ou plus de famille, ils sont sous tutelle.

La veille de son départ pour l’hôpital, Claudie m’a demandé si je l’appellerais. J’ai voulu être honnête, je lui ai dit que non et lui ai expliqué pourquoi : nous sommes bien obligés de mettre une barrière entre Ehpad et vie privée, sinon ça devient compliqué à gérer. « Mais je prendrai de tes nouvelles. » Elle a levé les yeux au ciel, l’air de dire : « Tu parles ! » Aujourd’hui j’apprends qu’elle est en réanimation. Elle est dans le coma et ses chances de s’en sortir sont bien minces. Une grosse bouffée de mauvaise conscience me submerge.

Cet après-midi, nous avons la première réunion du pôle « social et animation » que la direction est en train de mettre en place. Il s’agit d’inclure dans les plannings des sorties hors les murs, simples promenades en ville ou visites de musées ; des repas dans le jardin, des temps de jeux. C’est une excellente nouvelle et je suis ravi de faire partie de cette équipe. « L’idée c’est de privilégier les personnes qui ont, disons… une vie sociale un peu terne », précise Luc, l’animateur. L’euphémisme fait sourire dans l’assemblée. La liste des personnes prioritaires est dressée : il y a du monde.

Pour les sorties, le CCAS2 dispose de deux minibus, un douze places et un six places, à se partager entre les Ehpad, résidences autonomie et centres d’hébergement temporaire de l’agglomération. Dix-sept établissements au total. C’est maigre, mais on devrait arriver à réserver un véhicule une fois par mois. Dans le six places, on case trois personnes en fauteuil et trois accompagnants. Temps de « chargement » / « déchargement » : une bonne demi-heure. Le douze places, quant à lui, est réservé aux personnes complètement autonomes, on ne peut même pas y caser un déambulateur. Ça limite. Des sorties « à pied » sont planifiées – jardin des plantes, musée – mais pour un nombre restreint de personnes, toutes en fauteuil, sinon on risque bien de ne pas dépasser l’enceinte du parc.

Ce qui limite aussi, c’est le budget de ce tout nouveau pôle social : zéro ! Toutes les idées sont bonnes à prendre, pourvu que ce soit gratuit. Une tombola, un concert pour récolter un peu de sous et élargir le champ des possibles ? C’est exclu, nous n’avons pas le droit de gérer de l’argent en dehors des lignes budgétaires prévues. Conclusion : pour rendre moins terne la vie en Ehpad, notamment pour nos jeunes vieux, il reste du boulot…

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »


1 Voir le troisième épisode de cette chronique, « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? », CQFD n° 194 (janvier 2021).

2 Centre communal d’action sociale.

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