Et un numéro 200, un !

Ce qu’il faut durer

Ambitieuse, l’équipe fondatrice de CQFD rêvait de « niquer le Monde diplo’ ». Dix-huit ans et 200 numéros plus tard, on attend encore l’explosion des ventes... mais on est toujours là, déterminés à ne rien lâcher. Au fait, « CQFD », ça veut dire quoi ?

Tous les participants interrogés s’accordent sur un point : cette réunion fut copieusement arrosée. Et joyeuse. L’enthousiasme même : on allait monter un super canard. Il fallait lui trouver un nom.

Les idées fusent et finalement, deux titres se détachent : CQFD et Le Bonobo. « J’étais la seule nana, au milieu de tous ces mecs, se souvient Marie Nennès, qui défendait cette simiesque proposition. Ce que j’aimais bien chez les bonobos, c’était leur mode de résolution des conflits : quand il y a un problème, on nique  ! Je n’ai absolument pas été entendue sur ce point-là. »

L’idée de « CQFD », elle, est venue de Charles Jacquier, un camarade féru d’histoire sociale : « J’ai pris le tome 2 de l’Histoire du mouvement anarchiste en France de Jean Maitron et j’ai commencé à regarder les titres des journaux dans la bibliographie. C’est comme ça que je suis tombé sur Ce qu’il faut dire. »

Un canard pacifiste au milieu de la guerre

Monté par les anarchistes Sébastien Faure et Mauricius, ce journal antimilitariste est publié de 1916 à 1917, en pleine Première Guerre mondiale ! « Ce que j’ai trouvé séduisant, c’était ce côté à contre-courant des idées dominantes », se souvient Charles Jacquier. Farouchement pacifiste, Ce qu’il faut dire subit maintes fois les foudres de la censure, qui n’hésite pas à caviarder des colonnes entières [voir ci-contre].

La référence à l’antimilitarisme n’est pas pour déplaire aux fondateurs du nouveau CQFD, et pour cause : une grande partie de l’équipe est issue du RIRe, journal édité par le Réseau d’information aux réfractaires (au service militaire) à partir du milieu des années 1990 et qui, en ce début des années 2000, a perdu sa principale raison d’être, Jacques Chirac ayant sifflé la fin de la conscription1.

« Ce que j’aimais bien aussi, reprend Charles Jacquier, c’était l’expression “CQFD”, “ce qu’il faut dire” ; assez cash, sans trop de circonvolutions. » « CQFD » signifie-t-il donc tout simplement « Ce qu’il faut dire » ? Pas si simple.

En mathématiques, l’expression « CQFD » est le sigle de « Ce qu’il fallait démontrer » ; on l’écrit à la fin d’un raisonnement « pour indiquer que le résultat obtenu a été démontré », dixit Wikipedia. Mais dans le cas du présent journal, l’équipe s’est tout de suite amusée à trouver des tas d’autres sens. Au fil des numéros, deux déclinaisons ont pris le dessus : « CQFD » pour « Ce qu’il faut détruire » (qui fut d’ailleurs l’URL du premier site internet du journal) et, de manière plus large et consensuelle, « Ce qu’il faut dire, détruire, développer ». Pour sa part, le bulletin d’abonnement a longtemps été titré « Ce qu’il faut débourser ».

Un chien rouge venu d’Allemagne

Pour faire un journal, il faut donc un nom et, parfois, une mascotte. Celle de CQFD a été dénichée par l’aminche Olivier Cyran dans les archives de la presse satirique allemande : c’est un chien rouge qui se libère de ses chaînes. Un bouledogue imaginé par Thomas Theodor Heine, cofondateur en 1896 de Simplicissimus, hebdomadaire « d’une prodigieuse expressivité graphique et d’une insolence carabinée dans son exécration des uniformes, du patronat, du colonialisme et des gros culs cousus d’or portant moustache en guidon de vélo pour complaire au Kaiser. Férocement anti-guerre en 14-18, il s’est par la suite embourgeoisé, jusqu’à applaudir l’écrasement des spartakistes », rappelait Olivier dans ces colonnes en 2018, à l’occasion des 15 ans du présent canard dont il est cofondateur.

Smic à temps partiel

Pour faire un journal, il faut de l’espoir. L’équipe fondatrice en avait à revendre : « L’idée c’était de niquer le Diplo, confie, goguenard, un autre ancien pilier du journal – Le Monde diplomatique vend aujourd’hui près de 180 000 exemplaires chaque mois. On disait ça en rigolant, mais à moitié seulement. » Blague à part, « on espérait faire un canard économiquement viable qui nous permettrait d’en vivre – ce qui s’est avéré utopique, regrette Olivier Cyran. À l’époque, on pensait qu’on pouvait arriver à 30 000 ventes ; nos repères c’était La Grosse Bertha et le Charlie Hebdo des années 1990. »

Aujourd’hui, CQFD diffuse environ 4 000 exemplaires par mois, abonnements et kiosques confondus. Des chiffres relativement stables depuis plusieurs années mais qui ne permettent de salarier que cinq personnes au Smic à temps partiel, voire très partiel (personne, évidemment, ne compte ses heures sup’...). C’est là le minimum nécessaire pour assurer le secrétariat administratif (paperasse, gestion des abonnements, envoi des colis, etc.), le secrétariat de rédaction (coordination éditoriale, relecture et correction des textes, mise à jour du site internet...) et le graphisme (maquette et coordination des illustrations2).

CQFD reste un canard sans pub ni actionnaires, qui ne goûte que très exceptionnellement aux subventions (contrats aidés mis à part). Un journal édité depuis Marseille par une équipe qui n’a cessé de se renouveler, se féminisant significativement ces dernières années – ce qui a contribué à amener de nouveaux sujets. Un mensuel papier qui tourne aussi largement grâce au travail bénévole de centaines voire de milliers d’auteurs, autrices, dessinateurs et dessinatrices ayant participé depuis dix-huit ans. Que toutes et tous soient ici remerciés.

CQFD, pour quoi faire ?

Pour faire un journal, il faut une ligne éditoriale. Dans le n° 0, imprimé en avril 2003, un mois avant le n° 1, l’équipe affichait ses intentions. Le contexte du moment ? Puisque Jacques Chirac venait de refuser d’engager la France dans la guerre en Irak, les médias mainstream survendaient l’image erronée d’un pays pacifiste, oubliant toutes les autres guerres, ventes d’armes et bassesses diverses dont l’Hexagone est coupable. « Pourquoi CQFD  ?, écrivaient donc les rédacteurs de l’époque. Parce qu’être anti-militariste, c’est s’opposer à toutes les guerres, y compris celles que mène la France sur son propre territoire. Et que pour parler de ces guerres-là on ne fera jamais confiance aux pacifistes en peau de lapin qui fustigent Donald Rumsfeld3 mais applaudissent Nicolas Sarkozy4. Parce qu’entre les médias vraiment dépendants et la presse faussement indépendante il y a une place béante pour une information sans rhumatismes et non-prémâchée, récoltée dans et avec nos réseaux militants. Parce que les violences policières, parce que le remplissage des prisons, parce que la loi du plus fort et du plus friqué, parce que les charters d’immigrés “humanisés” par la Croix-Rouge, les charrettes de licenciés, la criminalisation des quartiers en danger, la bêtise féroce, la duperie, la peur, l’oubli. »

Parce que dix-huit ans plus tard, la liste des « parce que » n’a pas perdu un gramme, parce qu’on pourrait même l’allonger copieusement, parce qu’il y a toujours autant de choses qu’il faut dire, détruire, développer, découvrir, déconstruire, désacraliser, dézinguer, dégoupiller, diagnostiquer, désirer, divaguer, double-cliquer, discuter, déchiffrer, désactiver, détricoter, déligoter, dénucléariser, défoncer… Parce que tout ça, 200 numéros plus tard, on est toujours là. CQFD.

Dessin de Rémi
Les 200 unes en PDF

1 Ce qui ne veut pas dire que les antimilitaristes de l’époque n’avaient plus rien à dire, notamment sur la question de l’armement.

2 Hérité en partie de Charlie Hebdo (dont Olivier Cyran avait déserté dès 2001 les colonnes qui, déjà, viraient à l’aigre politiquement), le goût du dessin de presse fut longtemps l’un des traits saillants du canard. Aujourd’hui, les illustrations restent très présentes, mais leur style a évolué – on trouve moins de « gros nez ».

3 Alors chef du département américain de la Défense.

4 Ministre de l’Intérieur à l’époque.

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