Tunisie, le business de l’exil
Dès le 27 décembre, les habitants de Zarzis, petite ville côtière (70 000 habitants) à une cinquantaine de kilomètres de la Libye, sont descendus dans la rue pour manifester contre le régime de Ben Ali. Le 12 janvier, deux personnes sont tuées et dix-sept blessées par les forces de l’ordre. Le lendemain, le Conseil populaire de la révolution est formé et le siège du RCD est saccagé. Les deux commissariats sont également incendiés, mais cette fois par les policiers eux-mêmes afin de ne laisser aucune trace des exactions passées. Précédant de peu Ben Ali et sa famille, les forces de police et de la Garde nationale s’enfuient.
Zarzis libérée, profitant opportunément de l’absence soudaine des gardes-côtes, les premiers harragas1 partent le 17 janvier. D’après les estimations, entre 4 000 à 6 000 Zarzissiens mettent les bouts dans les semaines suivantes. Les départs de bateaux, parfois au nombre de cinq à six par jour, ne vont pas discontinuer. Et à partir du 17 février, c’est une seconde vague de milliers de personnes venues cette fois de toute la Tunisie qui s’embarque à Zarzis pour tenter de rejoindre l’île italienne de Lampedusa.
Adib, professeur d’allemand, rappelle qu’« au début, c’était une impulsion, mais en ce qui concerne cette deuxième vague, il ne s’agit plus que de profit et rien d’autre. L’idée était là, avant la révolution. Les passeurs ont profité du relâchement policier. Les départs avaient lieu en plein jour. Toutes les transactions se faisaient sur les terrasses des cafés, dans la rue. » Le prix de la traversée se négociait d’abord autour de 2 000 dinars (1 008 euros), puis 1 000 lors de la deuxième vague, pour atteindre actuellement 2 500 dinars.
Les pêcheurs vendaient leurs bateaux quand ils ne partaient pas avec, pour ne pas se les faire voler ou pour faire rapidement fortune. Lors de la première vague, les harragas négociaient directement avec les capitaines des bateaux, ensuite ce sont souvent des commerçants de la ville et des émigrés de retour au pays qui ont investi dans ce nouveau business. À 70 000 dinars (35 300 euros) le prix de vente moyen d’un bateau débarrassé de tous ses équipements et pouvant embarquer de soixante-dix à cent vingt personnes, les profits étaient maximaux. Les passeurs ont également développé un autre business : la location de véhicules au personnel des organisations internationales et aux journalistes afin de desservir les hôtels, l’aéroport de Djerba-Zarzis et les camps de réfugiés libyens.
Les trafics prennent un tel essor qu’ils en bouleversent l’économie locale, la première vague d’exil engendrant une pénurie de main-d’œuvre dans tous les secteurs : la pêche surtout, mais aussi les cafés et le bâtiment. Les habitants de Zarzis sont désemparés par ce bouleversement économique et social. La plupart de ceux qui restent veulent construire « une nouvelle Tunisie » et refusent toute forme de complicité avec « les riches de guerre », « ces profiteurs de la révolution qui se sont enrichis avec le commerce des harragas », explique Ali Fellah, représentant de la coordination locale de l’Union des diplômés chômeurs. La situation est toutefois complexe car ici personne ne peut ignorer ce que chacun fait et pense : « Même si je ne te connais pas, ce qui est sûr c’est que je connais ton frère, ou ton cousin, ou ton beau-frère », résume Moez, un ancien officier de l’armée. De plus, on trouve parmi les passeurs tous les profils : chômeurs, employés, pêcheurs…
Car les départs impliquent le recours à de nombreuses petites mains. Mais aujourd’hui, les passeurs ont de plus en plus de peine à trouver de bons bateaux. Les meilleurs sont déjà tous partis pour Lampedusa, où ils sont systématiquement détruits. Restent les embarcations les moins sûres et les naufrages, souvent mortels, se sont multipliés ces dernières semaines. Les harragas commencent aussi à manquer. Le trafic décline.
Le Conseil populaire de la révolution interpelle fréquemment la délégation de Zarzis et le gouvernorat de Médenine, afin qu’ils mettent un terme à l’insécurité générée par les trafics. Sans succès. La Garde nationale maritime est bien revenue, mais reste aussi passive que l’armée. Le 11 avril, des passeurs ont même récupéré un bateau saisi par les gardes nationaux. Ces derniers, retranchés dans leur poste sur le port, les ont laissés remettre le navire à flot et pousser leur 4x4 dans le bassin.
Beaucoup pensent que les harragas constituent pour le gouvernement tunisien un atout majeur dans le cadre de ses négociations avec l’Union européenne afin d’obtenir de nouveaux crédits et autres prêts. D’où l’inaction des forces de sécurité, qui serait une façon de mettre le peuple au pied du mur : l’obliger à choisir entre liberté et sécurité. Et en laissant partir des dizaines de milliers de harragas, l’État tunisien se débarrasse à peu de frais d’une partie de la jeunesse dont il ne sait finalement que faire. Tous souhaitent que les politiques européennes de restriction en matière de visas changent radicalement. « On est coincés ici, explique Zyed, un jeune médecin, on ne peut pas partir en Europe légalement et quand je vois des touristes français me regarder de haut, j’enrage. Nous n’avons même pas le droit de faire du tourisme. On veut juste voir quelque chose de différent. Faire la même chose que vous, prendre un sac à dos et partir. Vous pouvez quand même comprendre qu’avec l’Algérie et la Libye à côté, on ait envie d’aller voir ailleurs ! »
NDLR : Une fois n’est pas coutume, une version longue de ce texte est disponible sur http://setrouver.wordpress.com.
1 Les candidats à l’exil. Littéralement, en arabe : « Ceux qui brûlent ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°89 (mai 2011)
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Paru dans CQFD n°89 (mai 2011)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
Par
Illustré par Nathaly Saint-Hilaire
Mis en ligne le 27.06.2011
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4 juillet 2011, 15:09, par Paul Willems
Excellent ! Si je comprends bien : si l’Europe ouvrait ses frontières, moins de Tunisiens quitteraient leur pays, chercheraient refuge ailleurs, en Europe ! La révolution n’a pas du tout mis fin au problème. Au contraire !