Cap sur l’utopie

Tous renegados !

Cette rubrique n’est pas toujours youp la boum. Car la plupart des nouveaux livres nous poussant à refaire le monde qui y défilent ne s’avèrent pas extraordinairement bandatoires. C’est le cas ce mois-ci de La Démocratie radicale de Jean-Pierre Cometti (Folio), un essai sur le chantre ricain du pragmatisme philosophique « émancipateur » John Dewey qui en appelle pour modifier en profondeur notre société sordide à « l’intelligence sociale ». Soit substituer les enquêtes sagaces et les expérimentations réformistes aux éternelles expertises fétides, et tendre de plus en plus, à tous les niveaux, vers – brrr ! – le « délibératif » et le « participatif ».

Ou alors, les loulous, en revenir ventre à terre aux seuls utopistes qui nous mettent les doigts de pieds en bouquets de violettes, ceux qui proposent tout tout de suite. C’était le programme minimum du capitaine Misson et de ses compagnons de flibuste apatrides, dont Daniel Giraud, le frigousseur du palpitant Buveurs de sang (éd. libertaires), retrace l’euphorique saga dans Libertalia, presqu’île de la liberté (Le Bois d’Orion).

Seul officier survivant après une rageuse bataille contre les Anglais, au XVIII e siècle, sur un vaisseau de ligne, La Victoire, le chevalier allumé Charles-Olivier Misson profite qu’il est subitement revêtu de tous les pouvoirs à bord pour faire passer ceux-ci sur la grande planche. L’équipage se constitue en Conseil (« La Victoire annonce la Sorbonne de mai 68, commente le piratologue Gilles Lapouge. Le bateau prend l’allure d’un meeting ininterrompu ») et se reclasse dans la flibusterie libertaire. On pille les riches bricks marchands des océans du Sud. On zigouille les officiers et les négriers capturés mais on libère incontinent leurs matelots ainsi que les esclaves ne tenant pas à se rallier aux forbans. On fonde une république utopiste, Libertalia1, dans la baie de Diego-Suarez (Madagascar), sous le patronage de deux batteries de 65 canons. On prend à la lettre les observations du loup de mer Roberts : « Dans un service d’honneur, ce ne sont que peines et travaux sans récompense mais ici on ne respire que la liberté et le plaisir sans contraintes. » On décrète l’égalité de fer entre Blancs, Jaunes, Noirs, Rouges, capitaines et moussaillons, messieurs, mesdames et marmaille. On s’essaie à la vraie « démocratie radicale », toutes les décisions se prenant à l’unanimité (et non à la majorité). On transvase les butins dans une grande cagnotte où chacun peut librement puiser. On se passe des flics et des juges pour régler les conflits. On chouchoute les camarades trop malades ou trop âgés pour combattre. On lance une formule de piratage par intérim pour les tire-au-cul. On n’abolit pas la propriété privée, on la généralise : à chacun son hacienda, sans haie autour, les autres biens étant mis en commun. On remplace petit à petit l’argent par le troc, on se shoote au punch d’arak, on fait criquon-criquette avec des indigènes. On crée une free press grâce à une imprimerie de fortune et un langage synthétique commun, une sorte d’esperanto des tropiques. Et on fait savoir en Afrique, en Europe et dans les Indes occidentales que pour les gibiers de potence pourchassés, il existe désormais un lieu d’accueil.

Bien vu, capitaine Misson ! Il ne nous reste plus dès lors qu’à y aller, les petiot(e)s, qu’à cingler dans les brisants vers la crique bienheureuse, vers « le pays d’ailleurs sans État ni familles » où « l’on mène une vie de liberté ».


1 Conformément à l’étymologie du mot utopie, aucune preuve historique n’atteste de l’existence de l’île en question, pas plus que celle des deux principaux protagonistes, hormis un récit attribué à l’imagination fertile de Daniel Defoe (Ndlr).

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