Dossier « Un peu de l’âme des bistrots »

Tournées jeunesse

« On croit qu’on est des poussières dans l’univers, mais on n’est que des mecs au bistrot. » Un anonyme, cité par Jean-Marie Gourio, dans ses Brèves de comptoir.
La Une du n°148 de CQFD.

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Y a les cafés où l’on s’arrête le matin, avec son papa et un illustré, histoire d’avaler une aventure de Spidey et deux tartines beurrées trempées dans un grand chocolat crémeux avant de pointer à l’école faute de mieux.

Y a les bistrots où l’on clape le midi, un sec-beurre, une bavette-frites, un croque-salade, un couscous-merguez, en échangeant des calembours avec le serveur moustachu qui zigzague entre les accros au PMU.

Y a les troquets où l’on se pose vite fait en terrasse devant un ballon de blanc et un cendar design pour absorber les derniers rayons d’un soleil blafard en contemplant la circulation sur le boulevard.

Y a les bars-tabacs où l’on entre juste le temps d’acheter un cancer de Virginie à un sans-papiers de Mandchourie.

Y a les rades où l’on retrouve la raïa des aminches, enchaînant les tournées de bière éventée devant des combos keupons déchainés.

Y a les abreuvoirs à moitié clando – on sait pas trop – où la nuit s’écoule en twistant sur les tables quitte à renverser les verres, alternant alcools obscurs et embrouilles pas claires.

Et puis y a le p’tit estaminet matinal où l’aurore se pointe sans prévenir, illuminant les glaçons du 51 au creux de la main… C’est çui-là mon préféré.

Les potes sont tous rentrés se pager depuis un bail. Les éventuelles ouvertures sentimentalo-sexuelles aussi. On se retrouve accoudés ou assis en compagnie de parfait(e)s inconnu(e)s issu(e)s de l’abreuvoir précédent, à établir des liens improbables entre des sujets de discussion l’étant tout autant. Les engueulades, fatiguées, laissent place à des assauts de générosité dans le payage de tournées.

On n’est certes pas toujours d’accord sur la situation mondiale, mais les vannes remplacent provisoirement les mandales. Le pastis a la couleur du soleil levant. Par magie matinale, son niveau ne semble jamais baisser et, dehors, les passants allant bosser ont parfois même une clope à dépanner. Les flics, eux, n’ont pas encore l’oeil suspicieux aux aguets, ça sent la relève récente. On peut chanter Cayenne peinard en bouffant la moitié des paroles et envahir le trottoir, prolongeant la terrasse en posant un cul sur les bagnoles stationnées à cet effet. Le juke-box électronique, lui, diffuse le répertoire nostalgique des vagabonds du raï. Quelqu’un y déniche forcément un vieux tube rock alternatif des années 80. Ça tombe au poil, à cette heure le carrelage glisse bien. Impec’ pour quelques pas de danse, voire un dernier gadin.

L’attente du premier métro, prétexte au dernier bistrot, n’est plus d’actualité. Pas plus que le rendez-vous de 9h30 avec le conseiller Pôle emploi de sa banlieue vachement trop loin. En fait, plus rien n’a d’importance si ce n’est la jouissance d’un présent ensoleillé dévalant le gosier.

Sauf pour le type d’à côté qui envoie SMS sur SMS à la gonzesse qui l’a quitté l’an dernier, ne lui laissant qu’un désir frustré et un chien mité. Il t’a tout raconté quand il arrivait encore à parler.

Mais au fur et à mesure que les bruits reprennent possession des rues, dans l’estaminet étriqué comme dans l’œil du cyclone, la bouche empâtée, tout le monde se tait. On est à l’aise, tranquilles, hors du temps. Une bulle de mousses partagées. Un état de grâce où, tel le nouveau-né, nul autre souci que de téter. Envolées échéances, astreintes et responsabilités. Plus personne n’a pied dans la banale réalité, mais seul le p’tit jaune craint de se noyer. Car si la raison patauge dans le coton, le cœur déborde et refait le monde sans pudeurs hypocrites, l’imagination au comptoir ! Et si y a plus de pastis, va pour un Ricard ! On s’en fout, et c’est bien.

Quelque part, on sait que, plus tard, on ne se souviendra de rien. Pour l’heure, avec un peu de chance, le patron finira enfin par mettre sa tournée…

Daniel « Chéri-Bibi » Paris-Clavel (www.cheribibi.net)
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