Une minute plus tard, vodka-orange et Martini s’entrechoquent. Elle boit pour oublier un truc, je bois à la surprise, essaie de ne pas penser au comment est-ce possible et, pour ne pas penser au comment, me vient en tête ce beau bouquin sur la présence des morts aux côtés des vivants lu il y a quelques mois [1], où l’auteure mentionne ce que le poète John Keats appelait la « capacité négative », cette qualité « à demeurer au sein des incertitudes, des mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait et la raison ». Je pense à ça pour mieux atterrir dans cet inattendu, parce qu’en vrai, Rita, tes coups sont étranges : les bars, les rencontres fortuites, je connais je crois, mais le racolage inopiné par une patronne peu bavarde, là, je bute un peu. Elle et moi longtemps seules, coprésence silencieuse, parlant guère, les mots par vagues sèches, hurlant pour nous comprendre par dessus le juke-box ; un improbable face-à-face qui cherche par petites touches son point de raccordement, enveloppé par la fumée de clopes puis de shit, à mesure qu’entrent les clients ; elle la quarantaine, installée ici par son père à seize ans, elle qui a trois enfants et qui, à l’écouter parler mécanique automobile avec un type, a parfaitement appris l’arabe depuis le temps, elle au petit doigt tordu, au regard qui pétille quand elle raconte foncer de ses poings dans les bagarres, précisant qu’elle les provoque, les bagarres, s’il le faut, elle qui explique que les femmes ne tiennent généralement pas de bar car elles ont peur, sans dire de quoi, elle qui lève un sourcil quand un client annonce qu’elle est gentille, « gentille et méchante, s’il te plaît », elle qui aurait « préféré une boulangerie » si elle avait pu choisir, elle qui tranche à propos des mecs – « on est mille fois mieux qu’eux » – et de l’autre côté, moi « la jeune fille de bonne famille » comme elle se plaît à me situer, pointant ainsi, pour rester dans la poésie anglaise, l’ » effrayante symétrie » du tigre [2] que nous formons toutes deux ce soir-là, moi mentalement préparée à l’éventualité de me faire éjecter de son royaume aussi abruptement que j’y suis entrée, et qui finira par en repartir d’un pas étonnement assuré dans la nuit, chauffée aux braises de cette sainte patronne qui a profité de ma compagnie pour raffermir ses assises ébranlées par une journée de merde. Oui Rita, une cause perdue, même minuscule, dix conséquences obliques. Destination : Le (Grand bar du) Chapitre, en haut de la Canebière où je cherche Sophie, une autre sainte patronne, souvent croisée – Sophie qui précise qu’elle n’est que serveuse mais peu importe, à cette heure-ci, on canonise qui l’on veut.
Il y a quelques mois, assises à plusieurs à la terrasse du Chapitre, l’une d’entre nous avait raconté cet épisode : elle avait vu Sophie quitter les limites de son bar pour épauler Bella, une vendeuse de roses en train de se faire casser la gueule par deux tox sur la place des Réformés. Oui, confirme maintenant Sophie, « ici c’est un quartier difficile, et moi je veille : pas touche à la terrasse, et pas touche à Bella ». Après cinq ans de service à raison d’une soixantaine d’heures hebdomadaires, Sophie énumère ce qu’il lui faut pour accomplir son travail : « Du caractère, énormément de caractère, de la fermeté, du courage, du franc-parler. » En particulier derrière le comptoir en soirée – un monde bien distinct de la terrasse – où il faut faire face aux hommes, « souvent machos souvent ivres », lesquels « parce que t’es une femme, ne te prennent pas pour une merde, mais presque, quand tu interviens parce qu’ils ont trop bu, pas payé, disent des conneries… » Moralement, le comptoir c’est épuisant, estime Sophie : « Moi qui ne picole pas, je me demande parfois où je suis. » Ce qui fait dire à Christelle, serveuse au 31 depuis trois ans (à La Plaine [3]), qu’elle ne pourrait pas travailler dans un bar de quartier (comprendre, avec ses habitués scotchés au comptoir) : « Avec les lourds qu’on se tape en terrasse, c’est bien assez. » Elle pointe, elle aussi, la nécessité d’ » avoir du caractère » pour réaliser ce métier, homme comme femme, même s’il ne fait pas de doute que pour une femme, il s’agit d’une question de survie. La patronne du 31 surgit à cet instant de la discussion. « Être une femme et tenir un bar ? Ben ça fait chier ! » s’exclame-t-elle en riant. Et Christelle de donner quelques exemples d’attitudes typiquement masculines (et typiquement quotidiennes) auxquelles elle se confronte : « Tu as les mecs qui te draguent parce qu’ils pensent que ça va forcément te faire plaisir. Tu es dans l’espace public, et hop, ils y vont, ils se lâchent. Tu as aussi ceux qui te donnent des petits noms : “Ma chérie, ma belle, tu m’amènes une bière ?” Ou ceux qui te touchent quand ils ont un truc à te demander. Mais ça va, entre-temps, je suis devenue féministe en faisant les bonnes rencontres. Ça m’a bien ouvert les yeux, je recadre en permanence. » Toutes disent faire attention aux vêtements qu’elles portent (« Si t’es bien sapée, t’attires les cons et les poivrots ») ; ma Belle de Mai et Sophie tapent, posent ce degré de violence dans la négociation ; Christelle préfère les laisser se battre entre eux si ça dégénère, tout en racontant la fois où elle en a expulsé un qui emmerdait sa copine, laquelle n’arrivait pas à s’en débarrasser (« Là, tu jubiles ») ; toutes tiennent et ouvrent des espaces. Du travail de guerrières. Elles le savent, ou pas : elles constituent de sacrés repères de ma ville.
Un autre soir, pneu regonflé, je m’arrête à L’Unic bar, près du Vieux-Port. Une patronne historique, un rade un peu plus branché. Les étoiles sont alors moins bien agencées, je me fais rembarrer : « Tu crois quand même pas que je vais vendre mon âme au bout de deux minutes ?! » En effet, je ne le pense pas. Sainte Rita sourit : ben ouais, quand on attend, ça marche toujours moins bien. Quoique, alors que j’atteins la porte : « Tu t’en vas ? Allez, reviens boire un thé un de ces après-midi, on discutera. » À bientôt, tigre.