Les Vieux Dossiers D’Iffik

« The world turned upside down »

Le titre de cette chanson contestataire des années 19701, faisant écho au livre de l’historien anglais Christopher Hill2, nous replonge dans l’univers renversé et renversant des mouvements de dissidence religieuse qui se sont épanouis pendant la période révolutionnaire anglaise, entre 1640 et 1660. Alors qu’Oliver Cromwell a pris la tête de l’armée du Parlement contre le tyran Charles 1er, défenseur de l’Église anglicane et suspecté de vouloir réhabiliter le catholicisme, le puritanisme protestant éclate en une multitude de factions – levellers, diggers, ranters, quakers… – qui s’appuient sur des programmes religieux, politiques et sociaux plus radicaux les uns que les autres.

Pour les diggers ou « bêcheux », l’ennemi, c’est la propriété privée foncière qu’il faut abolir à grands coups de bêches donc, en réaction à la privatisation accélérée des anciennes terres communales. L’un de leurs chefs de file, Gerrard Winstanley propose même, en 1652, un paquet de réformes clés en main à Cromwell, devenu dictateur : république gouvernée par un parlement élu pour un an au suffrage universel, production législative réduite à l’essentiel, décentralisation du pouvoir au profit de conseils locaux élus sur les mêmes bases que le Parlement, instruction obligatoire et continue, distribution équitable des biens produits soit individuellement, soit dans des ateliers publics, disparition progressive de l’argent, totale liberté de culte, limitation de la peine de mort à ceux qui auraient voulu s’enrichir par la religion et la loi. Il conçoit aussi un système de diffusion de l’information, lois et innovations techniques, entre les différentes communautés locales reposant sur un taux d’alphabétisation unique au monde (estimé à 90 % pour la seule capitale londonienne).

Les ranters, « vociférants » ou « divagateurs » selon les traductions, iront plus loin encore dans la surenchère radicale, mais sur une période très brève, comprise entre 1649 et 1652. Pour les théoriciens ranters, tels que Jacob Bauthumley, savetier autodidacte, « Dieu n’existe point ailleurs qu’à l’intérieur de ses créatures ». Il n’y a pas d’au-delà, pas de supériorité de l’homme au sein de la nature, pas de péché non plus. Et Laurence Clarkson appliquera en ces termes la doctrine « vociférante » : « Au fond de moi-même, j’étais poussé à encourager les vols de toutes sortes, l’escroquerie, et tout le mal que je pouvais inventer […] Dieu avait transformé tout en Bien, rien donc n’était mal ; seuls les hommes jugeaient les choses bonnes ou mauvaises. » Avec de tels principes, on comprend pourquoi les autres factions de la dissidence religieuse ont considéré avec horreur les réunions des ranters. Autour d’un grand repas pris en commun, femmes et hommes rassemblés au fond d’une taverne ou à l’intérieur de maisons particulières, certains font assaut de jurons et de blasphèmes (la Sainte Bible n’est qu’un roman, Dieu, c’est de la merde), d’autres fument et s’enivrent pour mieux communiquer avec le divin, d’autres encore se livrent à une orgie de chants, de danses et de sexe. En effet, bougres et bougresses, quelques centaines à quelques milliers suivant les estimations, sont adeptes de l’amour libre autant que du naturisme. Comble de déviance, ils s’affichent partisans du communisme qui inspirait les premières communautés chrétiennes et se rangent derrière un slogan bien effrayant, « All is ours » (Tout est à nous). C’en est trop pour la petite noblesse terrienne au pouvoir, la gentry, qui, dès 1650, fait voter une loi contre le blasphème3 ciblant particulièrement les ranters. Cependant, la répression s’abat également sur la dizaine de communautés « bêcheuses » qui a essaimé à travers le pays.

Provocations de milices à la solde des possédants locaux, envoi de la troupe, procès truqués forcent nos dissenters, pour la plupart pacifistes convaincus, à la clandestinité ou à l’exil vers la Nouvelle-Angleterre. Quelques-uns utiliseront, à l’instar d’un Abezier Coppe, une ruse mise à l’honneur par Shakespeare mais retravaillée à la manière des Monty Pythons : simuler la folie… en balançant pommes et poires à la tête des juges.


1 Inspirée d’une ballade du XVIe siècle, cette chanson fut écrite par Leon Rosselson en 1974, puis popularisée par Billy Bragg. Une autre chanson avec le même titre a été commise par Maddy Prior and the Carnival Band…

2 Le Monde à l’envers, les idées radicales au cours de la révolution anglaise, Payot, 1977.

3 Qui fera encore une victime en 1921 en la personne de J. W. Gott, condamné à neuf mois de travaux forcés pour avoir comparé Jésus à un clown dans un pamphlet satirique ; et une autre (un magazine gay) en 1977, amende et prison avec sursis, pour avoir décrit les ébats du même Christ avec un centurion.

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Paru dans CQFD n°110 (avril 2013)
Dans la rubrique Les vieux dossiers

Par Iffik Le Guen
Mis en ligne le 03.06.2013