Bazar aztèque
Tepito : cœur palpitant de Mexico
À Tepito, tous les jours de la semaine, des dizaines de milliers de chalands furètent à la recherche de bonnes affaires, pour leur propre consommation ou pour garnir leur magasin. C’est un lieu haut en couleur, avec des rues saturées de gens et de marchandises. Les véhicules à deux ou quatre roues circulent difficilement parmi les stands métalliques qui s’étalent de trottoir à trottoir, voire d’une façade à l’autre. Pour se protéger de la pluie et du soleil, les marchands déploient des auvents en toile ou en plastique. La lumière les traverse et teinte l’air de rouge, de jaune, de rose ou de bleu. Même au rythme de la progression du piéton, les yeux ont du mal à s’habituer à ces dégradés.
Dans cette atmosphère bariolée, le regard saute de produit en produit, assailli par leur variété : vêtements, outils, mixeurs, sac à dos, jeux vidéo, ballons, patins, klaxons, ordinateurs, disques, parfums, fripes, piles, montres, gros électroménager. Tout à très bas prix, grâce au grand volume de ventes – même si les esprits chagrins spéculent souvent sur l’origine douteuse des marchandises. Il n’y a rien qu’on ne puisse trouver sur le marché de Tepito, y compris des armes et de la drogue, si on cherche bien et en restant discret. L’offre est inépuisable.
Une panoplie de sensations
L’oreille des clients est constamment sollicitée ; c’est à qui vante le plus fort la qualité des produits offerts : « Venez, venez ! » ; « Regardez par ici, jeune homme ! » ; « Prenez-le pour dix, emportez-le chez vous ! » En fond sonore, la musique, omniprésente. À mesure que l’on avance, une nouvelle chanson émerge de la précédente. Puis c’est un nouvel appel, la projection de films ou de jeux sur des écrans de toutes les tailles, le son toujours à fond. Une armée d’ambulants, poussant leurs carrioles ou charriant des paniers à bout de bras, veut à tout prix nourrir et désaltérer la Terre entière, clients comme forains. Les odeurs qui s’entremêlent vont du Chanel à prix cassé au foie grillé à l’oignon, en passant par la puanteur des caniveaux : un défi à l’odorat, soumis à toute une panoplie de sensations. Peu importe si tu manges debout ou en marchant : dans cette atmosphère qui attire et dégoûte, la faim et la soif sont les plus fortes.
Il existe des centaines de marchés de rue au Mexique, mais il n’y en a pas beaucoup, ou peut-être aucun, semblable à celui de Tepito. Ici, depuis des siècles, une symbiose inextricable unit quartier et marché. La plupart des vendeurs habitent dans des logements construits au-dessus ou derrière le lieu où ils gagnent leur vie. Nombre d’objets sont fabriqués sur place par des mains tepiteñas. Les affaires se négocient et se concluent au plus près du trottoir, même si ces tractations locales ont aussi une portée globale, comme, par exemple, l’importation de produits chinois par voie directe, sous la houlette de regroupements de commerçants associés.
Tradition rebelle
Surtout, les habitants du quartier sont fiers de leur histoire. Ils se considèrent comme les héritiers du grand tianguis (tianquiztli signifie « marché à ciel ouvert » en nahuatl) de Tlatelolco, ville jumelle de Tenochtitlán, épicentre de l’empire conquis par Hernan Cortés en 1521. Les conquistadores furent estomaqués par ce grand marché, sa taille et la variété de ses marchandises, ses couleurs et le rituel des échanges. C’était de loin le plus grand de tous ceux qu’ils avaient jamais vu.
Cependant, l’héritage aztèque, pour ceux de Tepito, n’est pas uniquement le commerce de rue. C’est aussi une tradition rebelle : les dernières batailles entre guerriers mexicas et troupes espagnoles ont eu lieu ici. Cuauhtémoc, le dernier tlatoani (empereur) fut arrêté non loin de ces rues. Depuis, les dominés y exercent l’art têtu de la résistance. Entre le quartier des indigènes en périphérie de la ville coloniale et le quartier populaire du XXe siècle, se déroule un enchaînement de révoltes pour la défense du territoire. Ce qui a permis la survie d’une façon d’être, d’une culture.
Proximité du centre historique oblige, les 57 rues de Tepito excitent les convoitises immobilières. Les autorités considèrent que le prix du foncier est dévalorisé à cause de la mauvaise réputation du marché. Mais une solide organisation locale, la connaissance de leur propre histoire et la revendication d’une identité de quartier, ont pu jusqu’à présent freiner les différentes tentatives d’éradication.
Un mouvement culturel aux multiples expressions (peinture murale, littérature, communication sociale et théâtre), appelé Tepito Arte Acá, a impulsé la résistance dès les années 1970. Il perdure jusqu’à nos jours.
Alors que le tremblement de terre du 19 septembre 1985 avait provoqué l’effondrement de dizaines d’habitations collectives traditionnelles (vecindades), les habitants lancèrent un cri de ralliement : « Changer de maison, mais pas de quartier ! » Le gouvernement a reculé face à la pression populaire et n’a pas put exproprier. Grâce à ce coup de force et à la reconstruction qui suivit, les voisins sont devenus propriétaires des logements collectifs qu’ils louaient auparavant. Une belle victoire, mais qui n’a pas autant mis fin aux menaces qui pèsent sur le quartier et son marché de rue.
Mal vu et violent(é)
Tepito a toujours été mal vu par les autorités. Dans ses rues, on vend des marchandises d’origine douteuse : articles d’occasion probablement volés, fayuca 1 ou contrefaçons, articles piratés ou copies illégales de films, ainsi que drogues et armes à feu. Connu comme un quartier chaud, berceau de célèbres boxeurs, catcheurs, truands et voyous, de prostituées et de trafiquants, Tepito a des rues qui peuvent être dangereuses. Les interventions policières y sont fréquentes et le gouvernement y a déjà déployé l’armée.
Ces operativos sont menés avec brutalité, sans aucun respect pour les gens. Ils ne visent pas à faire respecter la loi, mais découlent d’arrangements entre les pouvoirs politique et économique, afin d’ouvrir la voie aux spéculateurs immobiliers. La réponse des commerçants et des habitants à cet arbitraire est souvent vive, parfois violente. Sporadique et impulsive au premier abord, elle se révèle à plus long terme organisée et méthodique, grâce au tissu associatif et populaire. Elle se nourrit de patience et de stratégies longuement mûries, de mémoire et de culture locales.
Ainsi, le quartier de Tepito est un kaléidoscope d’expressions éclatées mais pas toujours convergentes. Aux antipodes d’une solidarité profondément ancrée dans le paysage, les règlements de comptes de bandes ennemies se disputant le marché de la drogue se sont multipliés depuis quelques années. Ce trafic est l’une des plus lourdes menaces pesant sur Tepito. La rumeur parle de l’existence d’un cartel local, l’Unión Tepito, et même d’un groupe rival, l’Anti-Unión… Effet le plus récent de cette guerre sourde, un commando de tueurs déguisés en mariachis a défouraillé des fusils d’assaut hors d’étuis à guitare avant de mitrailler la clientèle d’un bar pulquería 2 sur la célèbre place Garibaldi. Seul le cinéaste Robert Rodriguez aurait pu imaginer pareille scène…
Là pour durer
Mais l’esprit de Tepito a la vie dure. Dès l’aube, un artisan fabrique une paire de chaussures qu’il vendra sur le pas de porte de son atelier. Son voisin déballe des stocks de vêtements d’occasion venus du Nord. Le suivant des produits importés de Chine. En face, ce sont des CD et DVD piratés… Toutes ces activités cohabitent et se mêlent à une économie officielle incapable de donner du travail ou un salaire digne à des millions de Mexicains. Les gens se débrouillent avec leurs propres moyens, vendent et achètent, se logent et font la fête, célèbrent leurs morts et montrent collectivement les muscles.
Tout cela se déploie largement en dehors des rouages de la société légitime. Et puisque peu de signaux annoncent des changements de fond, il n’y a aucune raison pour que ces dynamiques sociales disparaissent. Tepito est encore là pour longtemps.
1 Contrebande de produits manufacturés en provenance des États-Unis.
2 On y sert du « pulque », un alcool d’agave.
Cet article a été publié dans
CQFD n°169 (octobre 2018)
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Paru dans CQFD n°169 (octobre 2018)
Par
Illustré par Ernesto Aréchiga Córdoba
Mis en ligne le 01.01.2019
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