Agression turque
Syrie : Delenda Afrin
Pourquoi la Turquie attaque-t-elle l’enclave d’Afrin ? Rattachée à la Fédération Nord-Syrie (Rojava), non reconnue par l’État syrien, ce canton avait jusqu’ici réussi à se préserver des bombardements du régime d’Assad et des violences de la guerre civile. C’en est désormais terminé avec cette opération baptisée « Rameau d’olivier », par laquelle Erdoğan espère mettre fin à l’existence du corridor contrôlé par les combattants kurdes (FDS/YPG) le long de sa frontière avec la Syrie.
En plus des bombardements des avions F16 (de facture américaine) et des tanks Leopard-2A4 (de fabrication allemande), le président turc utilise une force mercenaire de 10 000 à 25 000 hommes, composée de brigades affiliées à l’Armée syrienne libre. On y trouve des groupes islamo-nationalistes, comme Faylaq al-Sham ou Jaych al-Nokhba, et des milices turkmènes. De son côté, la coalition de gangs djihadistes Hayat Tahrir Al-Cham, attirée par la curée, mène l’assaut par le sud. Depuis le 21 janvier, des vidéos circulent, montrant des mercenaires scandant des slogans racistes à la gloire de feu Saddam Hussein (grand massacreur de Kurdes) pour se galvaniser. Les milices « rebelles » ne pardonnent pas à ces Kurdes, réputés mécréants, d’avoir fait cavaliers seuls au moment de la militarisation de l’insurrection contre Assad en 2012. Et pour cause : cela signifiait pour les YPG se placer sous tutelle d’un commandement parrainé par la Turquie, hostile à leurs revendications ! Les milices kurdes sont également accusées d’avoir déplacé les populations de certains villages arabes repris à Daech en 2016.
Dans cette escalade dangereuse où les échiquiers se superposent, ce qui a rendu possible l’opération turque est l’arrangement tacite entre la Turquie, le régime syrien et les Russes. Afrin semblait ici servir de monnaie d’échange : les Russes et Damas fermaient les yeux sur l’intervention turque et les Turcs lâchaient Idleb, sous le feu du régime et qui concentre les derniers groupes rebelles. Mais le 27 janvier, Erdoğan a déclaré dans un meeting : « Si Allah le veut, mes soldats iront jusqu’à Idleb », ce qui marque un nouveau cran dans l’engrenage guerrier. Ce qui est certain, c’est que ni Erdoğan ni Assad n’ont envie de voir s’installer une zone semi-autonome aux mains des YPG. Le second les a d’ailleurs récemment qualifiés de « traîtres », qui « travaillent pour le compte d’un pays étranger, notamment sous commandement américain ». Quant aux Russes, véritables maîtres du jeu en Syrie, ils cherchent à pousser les YPG dans les bras du régime. Le Kremlin avait offert une protection aérienne aux Kurdes à condition qu’ils laissent les forces du régime prendre possession d’Afrin, puis avait désengagé son soutien devant leur refus.
La grande incertitude, au moment où nous publions, reste donc l’attitude d’Assad : va-t-il intervenir afin « de s’acquitter de ses devoirs souverains envers Afrin et de protéger ses frontières avec la Turquie contre les attaques de l’occupant turc », comme l’aurait réclamé l’auto-gouvernement civil d’Afrin le 25 janvier ? Mais le même jour, le porte-parole des YPG, Birûsk Hesekê, s’était insurgé contre « ces informations selon lesquelles le régime syrien doit reprendre Afrin […]. Ce serait une honte. Nous n’avons jamais demandé une intervention des troupes gouvernementales syriennes » (RFI, 25/01).
La « communauté internationale » préfère, elle, temporiser et appelle la Turquie « à la retenue »… avec retenue. Mais au sein de l’Otan, les relations des États-unis – qui ont largement armé les YPG – avec leur partenaire turc se dégradent de jour en jour. Le casus belli pourrait se jouer autour du sort de Manbij. Cette ville située à une centaine de kilomètres à l’est d’Afrin, et dans laquelle sont positionnés des militaires US engagés aux côtés des YPG, constitue en effet la prochaine étape du projet d’annexion turc.
Doit-on conclure que tout le monde lâche les Kurdes ? À Afrin, l’auto-administration a reçu le soutien des communautés chrétiennes et des tribus arabes locales – la Première ministre du canton, Hêvî Mustafa, est une femme issue de la minorité alévie, son assistant est un Arabe sunnite et le ministre des Affaires extérieures est un Kurde yézidi. Rien d’étonnant, puisque le Rojava cherche à construire un système fédéraliste se voulant respectueux des diversités ethniques et religieuses, ainsi que de l’égalité homme-femme. Ce que beaucoup de commentateurs préfèrent passer sous silence en le réduisant à un séparatisme ethnique et nationaliste. À l’image de l’islamologue Jean-Pierre Filiu ou du djihadologue Romain Caillet, qui tweetait le 21 janvier : « Si les attentats jihadistes ont tué des centaines de personnes en France, la guerre contre le PKK a fait des dizaines de milliers de morts en Turquie. Comment ne pas comprendre qu’il est dans l’intérêt de la Turquie d’éradiquer les forces du PKK à sa frontière syrienne ? »
Aux États-unis, des universitaires et militants de gauche ont appelé à « ne pas laisser Afrin devenir un nouveau Kobané »1. Mais hors ces soutiens de plume, les Kurdes semblent bien seuls. Mais ils en ont l’habitude – pour preuve, leur fameux proverbe : « Seules les montagnes sont nos amies. » Et il n’est pas dit qu’Erdoğan, qui souhaite une victoire rapide « jusqu’à ce que le dernier terroriste soit éliminé », ne rencontre pas une résistance déterminée qui contrarie profondément sa stratégie délétère.
1 « Don’t let Afrin become another Kobane », tribune publiée sur le site anfenglish.com et notamment signée par Noam Chomsky, David Graeber, Michael Hardt et David Harvey.
Cet article a été publié dans
CQFD n°162 (février 2018)
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Paru dans CQFD n°162 (février 2018)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Fréderic Schaeffer
Mis en ligne le 05.03.2018
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