Militaro-civil

Soldats de paix, humanitaires de guerre

Quelles relations existe-t-il entre de tendres impétrants prêts à aider leur prochain et des militaires entraînés à pacifier des populations exotiques ? Derrière l’enseignement des rudiments de survie se cache une perspective bien plus sérieuse : l’action militaro-humanitaire.

Cela fait maintenant une bonne heure que cette vingtaine d’étudiants en Master 2 d’« Action et de droit humanitaire » crapahute, dans une nuit glaciale de cette fin d’hiver 2012, sur une piste cahoteuse. Soudain, la lumière d’un feu apparaît dans l’obscurité. À peine le temps de la surprise qu’une petite troupe d’hommes masqués et armés surgit face aux marcheurs. « Tout le monde, stop ! », hurle celui qui semble être le chef. Les étudiants se figent. « Nous vouloir argent ! » braille l’un des assaillants. Alors que le portable d’une des « prisonnières » se manifeste, l’un des cagoulés se précipite : « Là, argent ! Donner moi ! » Deux des « otages » se mettent à l’écart avec le chef des brigands qui ne cesse de psalmodier : « Nous argent, sinon, vous morts ! » Une difficile négociation s’engage, et le conciliabule semble interminable. Après une demi-heure de tractation, l’on entend au loin le bruit d’un véhicule. Deux civils arborant des insignes de l’ONU descendent de la jeep qui s’arrête devant les négociateurs. La discussion est brève, et les hommes cagoulés disparaissent dans la nuit alors que les « otages » reprennent leur chemin.

Tout est fictif dans cette embuscade tendue par de faux terroristes contre des étudiants venus sur la base militaire de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône) suivre un stage de survie en milieu hostile. Depuis la veille, ces futurs spécialistes en « question humanitaire » suivent des cours pratiques et théoriques prodigués par des sous-officiers de l’armée française, après que des gradés ont inauguré la session en précisant la diversité des étudiants présents – « Des gens de Science-Po… Et aussi d’HEC à qui on apprend à être humain… » Et les vieux briscards de leur enseigner comment lire une carte topographique, distinguer le nord polaire du nord magnétique, faire des nœuds, allumer un feu avec des moyens rudimentaires, monter un abri, ou encore comment s’échapper en cas d’enlèvement grâce à l’application de la sacro-sainte règle du béret vert : « Il ne faut pas hésiter à lâcher un camarade pour se sauver et aller chercher de l’aide. »

Mais la formation comprend également une initiation au close combat. Le lieutenant détaille aux élèves les points vitaux à cibler en cas de corps à corps. Un des jeunes proteste gentiment : « On n’est pas là pour ça, quand même. En principe, on est des gentils. » « C’est ça, reprend à la volée le formateur. Vous verrez quand vous aurez été violé pendant quarante jours par un taliban… »

Après la séquence de l’agression nocturne, nos gentils étudiants, frigorifiés et supposés être des fuyards en quête d’un camp de réfugiés, vont passer une nuit d’insomnie dans ces bois. Au matin, l’ultime épreuve consistera en un exposé présentant les différents visages de l’ennemi : « Tous les terroristes : Al Qaïda, les Brigades rouges, etc. » Mais l’auditoire s’interroge : ces formateurs ont-ils parfois un point de vue sur leurs

par Bertoyas

adversaires ? « Nous sommes là pour répondre au “comment” et pas au “pourquoi”. Notre présence et nos interventions sont déterminées par la raison d’État, que les dirigeants soient de gauche ou de droite. » Repos !

Ne sont-ils pas bienveillants, ces militaires qui enseignent aux humanitaires les premières mesures à prendre en cas de coup dur ? En ces temps oxymoriques, où les interventions militaires s’appellent « maintien de la paix » et où de nombreuses ONG accompagnent les ravages de guerres qui ne disent pas leur nom, ces rencontres entre « défenseurs de la patrie » et humanitaires de bonne volonté semblent avoir un autre objectif que celui de construire une cabane en milieu hostile. Le rapport de la Commission parlementaire de la défense nationale et des forces armées sur les Actions civilo-militaires (ACM) daté du 12 juillet 2011 éclaircit quelque peu ces élans martiaux de générosité : « Les ACM sont définies comme la fonction opérationnelle destinée à améliorer l’intégration de la force dans son environnement humain afin de faciliter l’accomplissement de sa mission. » De plus, « la conduite de l’action humanitaire n’interdit pas de tenir compte des intérêts des entreprises européennes […] L’Union européenne doit, dans son action civile, faire une priorité de la promotion des intérêts économiques européens, et les entreprises et ONG de l’Union doivent bénéficier en premier lieu des fonds qu’elle alloue… » Et de préconiser la création « d’une structure de pilotage [afin] de coordonner l’action […] des ministères des Affaires étrangères, de la Défense, des Finances et de l’Intérieur […] qui pourrait associer les laboratoires de recherche et les universités dont certaines multiplient les diplômes qui concernent de près ou de loin les crises internationales sous l’angle politique, humanitaire, juridique... »

De fait, la « raison du cœur » qui agite la majorité des intervenants de l’action humanitaire ne risque-t-elle pas de n’être que le cheval de Troie de cette « raison d’État » dont parlait l’un des formateurs ? Cette raison d’État dont le moraliste Charles de Saint-Évremond disait au XVIIe siècle qu’elle est « inventée par les politiques pour autoriser tout ce qu’ils font sans raison » ? Sinon pour maintenir le sens qu’ils donnent à la paix, c’est à dire le maintien et l’imposition de leur ordre, aurait-il pu ajouter…

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