Yiddishland - Les fantômes du Shtetl
Sionisme : « Pas en notre nom »
CQFD : Tu viens de publier un livre de six cents pages qui rassemble des textes et des interventions commis depuis une vingtaine d’années. Ce sont tes œuvres complètes ?
Pierre Stambul : Non, pas tout à fait… J’ai dû écrire trente ou quarante pages inédites et retranscrire également des textes antérieurs à l’existence de l’ordinateur. Mais l’essentiel était déjà rédigé. Ce sont des analyses, des articles ou des brèves, la plupart publiés depuis moins de dix ans, et pour certains vieux de trente ans.
Tu es un contributeur de CQFD. Mais tu es surtout co-président de l’Union juive française pour la paix (UJFP). On connaît tes positions antisionistes radicales. Une technique de propagande usuelle veut que dès l’instant où l’on critique l’État d’Israël, on soit accusé d’antisémitisme. Peut-on inverser le propos en disant que le sionisme est antisémite ?
D’une certaine manière, oui. Le sionisme, comme le dit Michel Warschawski, préfacier de mon bouquin, est une théorie de la séparation. À la fin du XIXe siècle, à l’époque où il y avait un large consensus antisémite en Europe, et où dans l’Empire russe, État où vivaient peut-être les deux tiers des Juifs du monde entier, il y avait une politique antisémite officielle, une majorité des Juifs se sont tournés vers les mouvements révolutionnaires aspirant à une émancipation universelle. Les sionistes étaient une petite minorité, qui affirmait que le mélange avec les autres populations était impossible et que l’antisémitisme est un mal inéluctable. Pour eux, la seule solution était la séparation et la création d’un État juif. Cette idéologie aboutit à l’état actuel des choses. Car elle a impliqué de fait une conquête coloniale.
C’est à ce propos que l’on peut dire que les sionistes sont profondément anti-Juifs : pour fabriquer l’Israélien, il a fallu tuer la figure du judaïsme née essentiellement au cours des deux derniers siècles, un judaïsme mêlé à une population à majorité non juive. Les Juifs d’alors voulaient à la fois conserver leur différence et lutter pour l’égalité des droits, ils pensaient que c’était la seule façon d’accéder à leur émancipation. Dans toutes ces figures du Juif, il n’y a ni colonialisme, ni exclusion du non-Juif, ni nationalisme, ni revendication d’une terre, ni militarisme, ni racisme. Ce qu’a construit le sionisme est complètement antijuif, à la fois pour le judaïsme athée – qui est mon origine –, mais aussi pour le judaïsme religieux, pour qui la conquête d’une terre est impie et aller à Jérusalem avant le retour du Messie un péché.
Quelle différence fais-tu entre antijuif et antisémite ?
Il y a eu quinze siècles d’antijudaïsme chrétien. Quand au IVe siècle, le christianisme triomphe dans un empire romain où énormément de citoyens étaient
devenus juifs, le judaïsme cesse d’être prosélyte. Il va se replier sur lui-même et, pendant quinze siècles, les chrétiens vont inventer tout un tas de stéréotypes racistes. On est là sur un terrain de concurrence religieuse. Dans son étude sur le Moyen Âge, Robert I. Moore explique que la société féodale avait besoin de populations identifiables à détester et sur lesquelles concentrer la haine : il n’y avait pas que les Juifs, il y avait aussi les hérétiques, les prostituées, les lépreux… À partir de 1850, l’antijudaïsme chrétien cède la place à l’antisémitisme racial, qui résulte de l’émancipation des Juifs, du fait qu’ils sont sortis du ghetto et qu’ils sont « parmi nous ». Toutes ces « nouveautés » vont à l’encontre de l’explosion nationaliste en Europe qui affirme qu’« un peuple égale un État » et que ces États doivent être ethniquement purs. L’antisémitisme frappe spécifiquement le Juif intégré et invisible sur lequel se concentre la haine, parce que justement il est semblable à tous tout en étant différent. C’est ce qui explique qu’il n’y a pas d’antisémitisme contre le tankiste israélien et qu’aujourd’hui l’extrême droite européenne, foyer traditionnel de la stigmatisation des Juifs, est pro-israélienne. Il y a une véritable mutation. Lord Balfour, homme d’État britannique et artisan de la création du foyer national juif devenu ensuite État d’Israël, était très violemment antisémite. Il disait que les Juifs étaient des pouilleux, des révolutionnaires et des asiatiques inassimilables dont il fallait se débarrasser. Arrivés en Palestine, ces parias sont devenus des colonisateurs européens.
Shlomo Sand2 , qui critique radicalement le sionisme en démontant notamment les mensonges fondateurs, affirme que cette idéologie a été favorisée par le christianisme et plus particulièrement par le protestantisme.
Il est vrai qu’aujourd’hui, les évangélistes chrétiens sionistes – ils sont plusieurs dizaines de millions aux USA, et pas seulement – disent que les Juifs doivent revenir en Terre sainte pour y chasser le mal – Armageddon, c’est-à-dire les Arabes –, puis se convertir au christianisme sous peine d’être anéantis. Mais, surtout, la sanctification de la Terre promise est d’origine chrétienne et ne correspond pas à la tradition juive, qui n’a pas d’attachement à la terre.
Le sionisme est un colonialisme très particulier. Il ne vise pas à asservir le peuple, il vise à l’expulser. C’est un nationalisme original parce qu’il a dû créer la terre, le peuple et la langue. C’est une idéologie qui a exercé une gigantesque manipulation de l’histoire, de la mémoire et des identités juives et qui raconte une histoire fantastique, complètement fausse. Les fondateurs du sionisme n’étaient pas croyants. Ils ont utilisé la bible comme un livre de conquête coloniale.
Lorsque l’on parle de ou des cultures juives, tu y considères un aspect ethnique, ou religieux ?
Il y a plusieurs peuples ayant en commun la religion. Il y avait un peuple yiddish entre mer Noire et Baltique, il y avait un peuple juif espagnol sépharade établi à Salonique, Izmir, et en Afrique du Nord, il y a un peuple judéo-arabe descendant de Berbères convertis, il y a un peuple falacha venu d’Éthiopie… C’étaient des peuples différents avec une tradition, une culture, une cuisine, une musique liées à l’endroit où ils vivaient. La langue maternelle de ma mère était le yiddish, elle était athée et quand j’étais petit, en Picardie, on mangeait la cuisine du shtetl – ces petites bourgades d’Europe orientale – qu’elle avait réussi à concocter ici. Et sur le tourne-disque, j’écoutais des chants en russe, en roumain ou en yiddish, auxquels je ne comprenais rien, mais que je connaissais par cœur.
Ce serait donc plus une culture ethnique qu’une culture religieuse ?
Bien sûr. Il y a cette question : est-ce que lorsque l’on cesse d’être religieux, on reste juif ? Sur les six millions de morts de la Shoah, il ne faut pas oublier que la moitié n’était pas croyante. Le judaïsme n’est pas une religion. À partir de la fin du XIXe siècle, l’abandon de la religion s’est beaucoup développé. L’antisémitisme nazi ne s’adressait pas aux rabbins, mais à l’entièreté de ce que les nazis avaient défini comme une race.
Que reste-t-il, selon toi, des courants messianistes venus pour une grande part du Yiddishland et qui ont profondément influencés les mouvements d’émancipation en Europe ?
Aujourd’hui les restes de ce messianisme ne se retrouvent plus que, de façon falsifiée, chez les pires colons israéliens. Le génocide nazi n’a pas simplement tué la moitié des Juifs européens. Il a fait disparaître le Yiddishland, et après guerre tout a été fait par toutes les parties pour qu’il ne soit pas reconstitué. À l’Est, il y a eu le pogrom de Kielce (en Pologne), en 1946, où quarante-six survivants des camps ont
été massacrés. Les dirigeants juifs des nouvelles démocraties populaires ont été emprisonnés ou exécutés pour sionisme ou cosmopolitisme. À l’Ouest, des milliers de survivants rassemblés dans d’anciens camps de concentration ont attendu pendant six ans après la fin des hostilités des visas pour les USA, l’Angleterre, le Danemark. Certains d’entre eux se sont révoltés et ont été immédiatement expulsés en Palestine. En fait, l’Europe s’est défaussée sur le dos des Palestiniens, en entérinant la liquidation du Yiddishland, qui représentait un danger pour elle. Et les sionistes ont pris leur part dans cette volonté de faire disparaître une culture que les Européens considéraient comme séditieuse.
Le fait de se dire juif est important pour toi ?
Ma sœur et moi, nous avons été élevés comme des rescapés, car mes parents avaient été persuadés qu’ils ne survivraient pas à la guerre. À la maison, mes parents parlaient une autre langue. Tous leurs amis avaient un accent yiddish à couper au couteau. J’ai toujours eu ce sentiment de venir d’ailleurs. Mon identité juive est là. Un jour, alors que j’avais sept ou huit ans, je répète des propos anti-juifs que j’avais entendus dans la cour de l’école. Dans mon souvenir, mes parents m’ont chopé dans une pièce et pendant une heure j’ai eu droit à tout : au Moyen Âge, à l’Espagne, à Auschwitz… Je savais que nous étions un peu différents, mais j’avais l’impression que la nourriture que nous mangions était ce que tout le monde mangeait, que tout le monde devait entendre des langues différentes à la maison. Quand j’entendais déblatérer contre les Juifs, je n’avais pas l’impression que l’on parlait de moi.
Après le mouvement de mai 68 et avoir lutté pour de très nombreuses causes, j’ai commencé à prendre position sur la question Israël-Palestine. Je n’avais alors pas du tout envie de le faire en tant que juif. Avant d’adhérer à l’UJFP, le J m’indisposait fortement. Je me suis aperçu que parler de cette guerre en tant que juif a une efficacité sans commune mesure. C’est le sionisme qui m’a fait juif…
Jusqu’à ta rencontre avec l’UJFP, ton identité juive t’était secondaire ?
Mes parents étaient profondément juifs et laïques. Cela n’a jamais été un sentiment d’appartenance, mais de connaissance d’un monde dont je suis issu.
Comme le serait un jeune d’origine maghrébine ou asiatique ?
Tout à fait. Les premières réunions de l’UJFP ressemblaient à une espèce d’outing. On entendait dix ou vingt histoires différentes. Mais le dénominateur commun, quelles que soient les raisons de chacun, était que ce qui se passe en Israël ne se fasse « pas en notre nom ». Ce militarisme raciste et suffisant de l’État d’Israël, les colons, Tsahal, ce n’est pas nous. Nous, en tant que personnes ayant une relation avec le judaïsme. Cela insulte notre identité.
Qu’en est-il aujourd’hui de cette culture juive ?
La plus grande partie des Juifs qui vivent en France, en Angleterre ou encore en Allemagne, ne font plus rien d’autres que d’être des supports inconditionnels de l’État d’Israël, de son militarisme et de son racisme. La fonction historique qui était celle de mêler émancipation singulière et émancipation universelle est morte, sans doute définitivement. En transformant une partie de la main-d’œuvre persécutée d’Europe en colons, cette disparition-là a profité à l’Occident, qui détient aujourd’hui un porte-avion en plein Moyen-Orient. Quand le président américain G.W. Bush a déclaré le choc des civilisations, cette guerre du bien contre le mal – le mal étant les Arabes et les musulmans –, les Israéliens l’ont totalement reprise à leur compte et se sont vus comme la pointe avancée de l’Occident dans la lutte contre les Arabes.
Ton père a visiblement suivi ce grand écart historique qui va de positions révolutionnaires de type prolétariennes au sionisme le plus réactionnaire…
Mes parents avaient côtoyé des dirigeants de la résistance comme Artur London, Boris Holban, qui ont tous, après guerre, subi les purges antisémites menées par les partis communistes. Mais le grand virage a été la guerre de 1967, où la propagande a rabâché le fait que les Juifs allaient être encore une fois jetés à la mer. Si mes parents sont devenus sionistes, c’est aussi parce qu’une énorme partie du judaïsme européen qui avait versé dans la révolution s’est vu confronté au stalinisme, qui a lui aussi contribué de façon décisive au succès du sionisme.
Et aujourd’hui ?
Shlomo Sand dit que même un enfant né d’un viol a droit à l’existence. Bien sûr, les Juifs vivants en Israël resteront, mais ils resteront sur la base d’une égalité des droits. Quand on parle d’un État juif et démocratique, Sand dit qu’il s’agit là d’un oxymore. Si on y supprime la discrimination, la colonisation, ce pays-là n’est plus Israël… Il ne pourra pas y avoir de paix avec le sionisme, de même qu’en Afrique du Sud, il ne pouvait pas y avoir de paix avec le maintien de l’apartheid.
Voir aussi « Révolutionnaires au cœur de l’Europe ».
1 Pierre Stambul, Israël/Palestine. Du refus d’être complice à l’engagement, Acratie 2012.
2 Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard 2008. Et Comment la terre d’Israël fut inventée, Flammarion 2012.
Cet article a été publié dans
CQFD n°107 (janvier 2013)
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Paru dans CQFD n°107 (janvier 2013)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Nardo
Mis en ligne le 13.03.2013
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24 mars 2013, 19:44, par Xavier
Je ne peux que saluer le propos de Pierre Stambul. Très attachée à la recherche d’une forme de "vérité" historique et morale, je ne peux que condamner le sionisme dans ses faits. Mais devant la propagande et le black-out total organisés par le sionisme, on finit par se demander si l’on n’est pas antijudaïque. En lisant le livre de Piere Stambul, je me dis que non, je ne suis pas antisémite, la religion m’important assez peu, si ce n’est dans sa version culturelle. Merci donc M. Stambul pour votre courage et votre force de conviction. Vous n’êtes pas suffisamment visible et audible dans nos médias.
10 juin 2013, 14:33, par Laurent Dussutour
J’ignorais qu’il existât encore de vrais sages ! Merci camarades.., j’espère que les propos de Pierre ne resteront pas dans notre petit cercle de convaincus et pourront atteindre aussi les calotins de toutes confessions que les zélotes des théories du complot ou encore les sionistes institutionnels (tel certain directeur du Camp des Milles qui ne veut entendre parler que de la Shoah)...
10 juin 2013, 16:24, par Floréal
Pour illustrer un article dont le but est de marquer la différence entre antisionisme et antisémitisme, vous ne trouvez rien de mieux que de publier un dessin particulièrement puant. Une caricature de Juif semblable à celle des dessinateurs antisémites de toujours, et puis cette allusion d’une folle originalité sur le fric. Ça ne finira donc jamais ?!
11 juin 2013, 08:01, par Georges
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un manque d’humour mais plutôt d’un manque du sens de paradoxe. Je trouve ce dessin, loin d’être antisémite, au contraire, extrêmement fin et malin. Il faut imaginer l’illustrateur (lui aussi, ici, caricaturé), marchant sur des oeufs pour illustrer cet article ! La parade trouvée étant justement d’user de la caricature éculée juif=fric=psy pour la dénoncer (avec humour et talent) en l’annonçant -c’est la le paradoxe, monsieur- ce qui la désarme. Il annonce qu’il ne veut pas faire un dessin qui puisse être taxé d’antisémitisme, ouvre le flan à cette critique, et "Paf !", vous êtes tombé dans le piège : plutôt que d’écouter le message du dessinateur, vous vous êtes arrêté sur les signes de la caricature. Lorsque j’ai montré ce dessin à un ami juif, il m’a, de plus, dit que c’était à ses yeux un typique trait d’humour juif. (Annoncer quelque chose, dire le contraire pour mieux retourner la situation.)
De plus, avec l’article (formidable d’ailleurs), le doute n’est évidemment plus permis.
Un grand bravo à toute l’équipe de CQFD, ses journalistes, ses illustrateurs et à ce Nardo.
Georges
11 juin 2013, 11:14, par Floréal
Bon, d’accord, Georges, admettons que ma réaction a été trop rapide.
11 juin 2013, 14:23, par Woody
Eternel problème du dessin humoristique… Ce genre de dessin ne joue pas sur les clichés mais se moque justement des clichés. Goscinny expliquait, par exemple qu’il ne se moquait pas des Espagnols dans Astérix en Hispanie, mais plutôt de l’image que les gens se faisaient des Espagnols. Faut-il rappeler que l’humour juif, qui a nourrit l’humour moderne repose en grande partie sur l’autodérision ? A chacun de s’éduquer pour savoir reconnaître un dessin antisémite (qu’on peut trouver sur le site de Soral par exemple) d’un pure pastiche. C’est vrai que le second degré n’est pas donné à tout le monde. Les esprits dogmatiques en sont particulièrement dépourvus.
12 juin 2013, 23:26, par Floréal
C’est marrant, parce que même après avoir reconnu une erreur comme je l’ai fait - ce qui, comme chacun sait, est la caractéristique principale des esprits dogmatiques -, il faut toujours qu’il y ait un petit génie de service, qui jamais ne s’est trompé, lui, pour ramener sa science et jouer les esprits forts, en l’occurrence ici sur l’humour, le second degré, etc. Sacré Woody !
13 juin 2013, 09:47
C’est fort bien de reconnaitre ses erreurs ! Alors, charité bien ordonnée commençant par soi-même... La faute en incombe à la nonchalance (pour ne pas dire plus) du service web de CQFD... (Pour vous servir.) En effet, le commentaire de Floréal (qui reconnait son erreur) ET le commentaire de Woody ont été validés en même temps. Woody n’avait pas pu lire la remarque précédent sont post (vous suivez ?)
Quoi qu’il en soit... Chacun a pu s’exprimer, c’est déjà pas mal. Sur ce, je retourne à mes tâches ménagères.
Cordialement,
Julien Tewfiq