Ma cabane en Kabylie
« Remettre de la vie après les années de braise »
Grande Kabylie. Ait Ouabane. 1 000 mètres d’altitude. Les figuiers sont partout et en fleur. Température moyenne : 42 degrés. Des chemins escarpés à flanc de collines desservent des maisons en pierre, plus bas, dans la vallée du Djurdjura. Les femmes en habit traditionnel se retrouvent à l’ombre sur un banc improvisé ou au lavoir pour discuter. Elles se disent plus libres ici que dans le reste de l’Algérie. La plupart ne se couvrent pas les cheveux. Si elles descendent au village pour faire leurs courses, c’est rare de les croiser au cœur de la journée.
Mosquée sans imam
Lundi 24 juillet. Défilé de mini-bus et de taxis collectifs sur la rue principale. Le cœur du village est saturé d’artistes et d’invités venus de plusieurs régions d’Algérie, de Tunisie, de France et d’Italie. Le point d’accueil se trouve à la mosquée, laquelle a été dépossédée de sa fonction religieuse1. Les habitants ont viré l’imam. Juju dit que sa présence était néfaste : « Ça risquait d’influencer nos jeunes… C’est pas possible ! » Et Pika de compléter : « Les islamistes ont fait plusieurs tentatives pour installer des imams, nous les avons tous renvoyés. » Pareil en ce qui concerne les flics : « On leur a dit de ne pas se mêler de l’organisation. » Ce sont les habitants qui veillent au bon déroulé de la semaine, en autogestion.
Pendant le festival, la mosquée devient une extension de la place. Raconte-Arts en a fait le QG de son journal quotidien. L’équipe tournante y a installé ses ordinateurs. Dans le couloir de l’entrée, les toilettes et puis des robinets : la précieuse eau est rationnée et partagée par quartier. Elle ne coule que 18 heures par jour. Non loin, Aïssa, peintre venu du sud de l’Algérie pour la 4e édition, a installé son atelier. Sa toile : les murs de la rue principale.
« Remettre de la vie »
2004, en réponse aux années de violence qui ont bouleversé la Kabylie, le trio Salah Silem, Denis Martinez et Hacène Metref crée l’événement. Bande de potes, membres de la Ligue des arts cinématographiques et dramatiques de Tizi-Ouzou, ils pensent que le moment est venu de sortir les esprits de la terreur. « Le festival est né pour remettre de la vie dans nos villages après ces années de braise », précise Hacène, directeur du festival. L’objectif est de donner la parole aux cultures vues comme subalternes – au premier rang desquelles la culture kabyle – tout en développant une ouverture vers l’extérieur.
Raconte‑Arts n’avait à l’origine pas de vocation nomade. Mais après trois éditions dans le même village, les élus ont fait comprendre à l’organisation qu’il était temps d’aller voir ailleurs. Une exclusion finalement positive, explique Hacène : « Sans ces empêcheurs, nous n’aurions jamais vécu l’itinérance, qui permet à notre festival de prendre une nouvelle couleur à chaque fois. Les villages ont commencé à postuler à partir de la 7e édition. »
Pouvoir de l’oralité
« Raconte-Arts a fait le choix de l’improvisation contrôlée, continue Hacène. Les artistes peuvent gérer à leur guise, mais l’organisateur ne doit pas non plus perdre le contrôle de la machine. On prévoit des activités fixes dans le festival In pour avoir une charpente sur laquelle viennent se greffer tous les ajouts spontanés qui relèvent du Off. » Le In pose donc des repères quotidiens. Le matin, des auteurs sont invités. Mœurs, culture et tragédie s’y dévoilent à travers des histoires personnelles. Des œuvres qui rappellent, voire convoquent, la poésie kabyle et son pouvoir de l’oralité, la puissance littéraire et instinctive du mot et de la description.
Tous les soirs est aussi organisé un « grand gala ». Le village entier se pointe au rendez‑vous, c’est la cohue face à l’unique scène du village. Au menu, des pièces de Kateb Yacine, du slam tunisien ou des chansons anciennes du trio Tighri Uzar.
Raconte‑Arts se démarque des autres festivals par son horizontalité. Les propositions artistiques qui s’y côtoient, toutes acoustiques, n’ont rien à voir avec un quelconque star‑système. Les 400 invités du Off (groupes, individus, conteurs, musicien.ne.s, chanteurs, écrivain.e.s, réalisateurs, peintres, plasticiens) ne reçoivent ainsi qu’une seule consigne : jouer où ils veulent quand ils le veulent. Pour espace, tout le village. Comme l’infrastructure culturelle manque, les lieux du quotidien sont réinventés avec souplesse.
Recréer de la curiosité
Autre particularité, aucun artiste n’est rémunéré. Le budget de l’événement est ainsi consacré aux dépenses basiques : nourriture pour les repas, communication, transport. En mettant l’économique de côté, le festival choisit de se recentrer sur autre chose. Pour objectif premier, fabriquer des relations et recréer de la curiosité. La durée relativement longue du festival et le fait que les artistes dorment chez l’habitant les conditionnent à vivre au rythme de l’environnement et à traverser différents états.
On ne sait d’ailleurs pas toujours bien si l’on vit au rythme du festival ou à celui du village. Les rencontres se multiplient. Au détour d’une rue, nous voilà alpagués par des habitants pour une discussion, un repas, une invitation à un mariage. Jouer « son spectacle » devient presque dérisoire.
Du café au lavoir, de la place à la fontaine, de l’abribus à la mosquée, les temps s’inventent et les espaces se reprennent. Habitués ou novices ont compris que le premier jour est essentiel à la découverte : c’est en connaissance des lieux qu’on choisit de s’installer ici ou là pour jouer. Le deuxième jour, un petit groupe opte pour le café Chez Ali, y interprétant des chansons françaises. Des Kabyles ne tardent pas à les rejoindre. Le répertoire prend une autre direction.
« S’éclater librement »
Le mercredi matin, des conteurs de Bejaia et de Montpellier se réunissent près du lavoir. Des femmes sont en train de laver leur linge. Les histoires dites, elles se mettent à chanter spontanément. L’assemblée suivra ! On ne sait plus qui était venu là pour faire quoi.
Le soir, une fois leurs échoppes fermées, des commerçants du village se retrouvent à chanter sur la place ou sous la khaima2. Le thé est servi par Ali et ses compères venus du sud de l’Algérie. Ici, ça joue jusqu’à épuisement, provoquant des moments de communions magiques.
Les deux dernières matinées voient les musiciens déambuler dans les rues vers les habitations des plus vieux, des immobiles, des malades et des femmes restées à la maison. Chanteurs, guitaristes, joueurs de oud, de mandole ou de bendir s’accordent et improvisent. Sur le chemin, chacun est libre d’emboîter le pas.
Le festival peut se lire comme une réappropriation du quotidien, le refus de la réduction des villes et villages à leurs dimensions fonctionnelle et sécuritaire. Il incite à redécouvrir aussi bien son corps que les usages de l’agglomération. Avec en filigrane le rejet des logiques marchandes de l’art et de la fête. Les organisateurs se situent d’ailleurs sur un fil tendu pour ménager l’événement face à la notoriété. Sans jamais perdre de vue son objectif initial, ainsi résumé par Hacène : « Une semaine où l’Algérien s’exprime librement, circule librement, s’éclate librement sans se faire tancer par les tenants de la morale et de l’autorité. »
1 Durant l’année, l’ancien lieu de culte sert pour des réunions.Son haut-parleur diffuse des messages à tout le village pour des assemblées générales, annonce les coupures d’eau ou encore les décès.
2 Tente touareg.
Cet article a été publié dans
CQFD n°158 (octobre 2017)
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Paru dans CQFD n°158 (octobre 2017)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
Par
Illustré par Ismail Bentaallah
Mis en ligne le 12.01.2018
Dans CQFD n°158 (octobre 2017)
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12 janvier 2018, 19:07, par Rém*
Dans cette actualité pleine de saloperies, quel plaisir de lire ce reportage de bonnes nouvelles d’art populaire... De la simplicité et de la gaieté, de la gratuité et de l’échange social... Bravo la Kabylie, vous nous donnez, en France et peut-être dans le reste de l’Algérie, un exemple à suivre, merci ! t bonne continuation... Rém*