À Marseille, dans une cité abandonnée
Régler ses comptes à OK Corot
Malgré un inquiétant « clac-clac-krrrrrr » quelques secondes près son départ, l’ascenseur fonctionne. Une surprise, dans cet environnement. Au bas de la cité du parc Corot, dans le 13e arrondissement de Marseille, on a l’impression de débarquer dans une ville fantôme. Pourtant, des gens vivent ici. Devant la tour C5-C6 et la barre A1-A2, construites dans les années 1960, quelques voitures stationnent en vrac sur un terre-plein. Aux alentours, force poubelles éparpillées, des encombrants abandonnés, et une gamine qui, en passant, décoche un coup de pied amusé à un rat écrasé. Si on lève les yeux, seize étages de volets défoncés. Au 9e, les noirs stigmates d’un incendie. En face, sur un mur, le nom d’un jeune abattu là en 2016, d’après un habitant. Il y avait du deal, en bas de la tour C5-C6, mais ce n’est plus d’actualité. Ça n’a pas empêché un garçon d’une vingtaine d’années de se faire aligner à la kalachnikov dans l’après-midi du 20 mars, sur l’avenue Corot toute proche. Ambiance…
Ce que CQFD vient faire là ? Le 11 mars, une quinzaine de propriétaires excédés ont viré en toute illégalité les occupants tout aussi illégaux de huit appartements de la tour C5-C6. Montés dans les étages, ils « ont cogné aux portes, ordonné qu’on leur ouvre... Et chassé les occupants », écrit La Provence, le 12 mars. Une « évacuation forcée en l’absence de décision de justice et sans le concours de l’État constitue une infraction pénale passible de trois ans d’emprisonnement et de 30 00 € d’amende », rappelle le quotidien. La police Présente, mais seulement « pour intervenir en cas d’incident. Elle ne pouvait pas procéder à une expulsion hors du cadre légal », selon la préfecture. Comme dans un western. Mais à la verticale. Il fallait venir voir.
Mardi 13 mars
En bas de la tour, on rencontre par hasard un certain Johan Mahé, en compagnie de deux autres proprios et d’une journaliste d’Europe1. Personnage déconcertant que ce prof de gym d’un lycée des Quartiers nord possédant « quatre appartements au C5-C6 ». Il est à l’origine de l’association Corot debout déterminé, dont l’objectif est de virer les squatteurs afin de pouvoir relouer les appartements. Il est donc aussi le principal organisateur des expulsions illégales du 11 mars. À l’en croire, il passe la majeure partie de son temps libre dans la cité à faire des travaux, décourager les ouvertures d’appart’, mobiliser les autres proprios… C’est que certains, à cause du trafic de drogue, des squats et des charges exorbitantes (l’eau et électricité sont piratées), ont abandonné leur(s) bien(s). Régulièrement, Johan Mahé affiche sur l’écran de son téléphone un plan de la tour où un code couleur permet de distinguer appartements vides, loués ou squattés (en rouge). « Un propriétaire du 9e étage donne le sien, soutient le chef de file de la fronde. Et les Albanais qui ouvrent les squats ont même passé une annonce sur Le Bon Coin pour trouver des “ locataires ” »
Un jeune sort de l’immeuble et salue Johan. La conversation s’engage, cordiale. « Lui, c’est l’ami d’un Albanais qui squatte un appartement, explique-t-il par la suite. Le propriétaire le laisse faire il entretient le lieu, ça évite que d’autres s’installent et démontent tout… » Un deal qui souligne la complexité de la situation. Ici, pas de méchants cow-boys contre de bons Indiens – ou inversement. Mais une réalité des plus crues où chacun, hors du cadre légal, pallie l’abandon par les pouvoirs publics des migrants et des cités populaires. Ne reste plus qu’à défendre ses intérêts à coups de pression, de force, et parfois d’arrangements.
Ce jour-là, une propriétaire s’est déplacée spécialement et, profitant de la présence d’Europe1, appelle la police pour faire évacuer son bien. Rapidement, deux véhicules sérigraphiés débarquent. Si le 11 mars, les forces de l’ordre étaient restées en bas, elles n’hésitent pas aujourd’hui à emprunter l’ascenseur. Peu après, deux hommes et une femme se retrouvent dans le hall, avec sacs « diplomatiques » et matelas. Les policiers repartent. L’expulsion se serait faite au bluff, en jouant sur la peur de l’uniforme. Les trois Albanais – qui ne parlent ni français, ni anglais – restent là pendant deux heures, le temps de notre présence. Avec eux, un homme que Johan Mahé connaît bien. Ce serait le placeur – il ouvrirait des appartements, y logerait des gens, prélèverait des « loyers ». Là, il a sans doute attendu que la voie soit libre pour faire remonter les trois expulsés.
Quand on fait remarquer l’illégalité d’une telle expulsion, le proprio rétorque « Pour sortir quelqu’un, il faut deux ans de procédure et dépenser 7 00 € . On ne peut pas se le permettre. C’est sûr, il y a une montée en tension. Mais si personne n’agit, on fait quoi ? La police m’a dit un jour de promettre des cartes de séjour à ceux qui partent, mais je m’y refuse. Du coup, on en vient à faire des choses pas normales. Le 11 mars, certains sont venus avec couteau de chasse, marteau, Taser… Je leur ai dit “ déconnez pas, laissez ça dans les voitures. ” Mais ils les ont gardés. » Sans les utiliser, heureusement. Quant aux actions légales, elles restent limitées. Depuis janvier 2017, un syndic est censé assainir la situation financière catastrophique de la copropriété – sans grands résultats. Et beaucoup pensent que « la municipalité veut [leur] mort, et laisse pourrir la situation pour pouvoir ensuite préempter », avant de faire tomber ces bâtiments à moindre coût. Ce qu’elle dément… Dans le Far West profond, on n’aurait pas fait mieux.
Mardi 27 mars
Retour à Corot. Aujourd’hui, Johan Mahé se rend dans la tour C5-C6 avec la propriétaire de deux appartements, dont l’un est squatté. Elle n’a pas vraiment le style de la marchande de sommeil, Yasmine. Gardienne d’immeuble à Paris, elle émarge à 950 € par mois. « En 2013, pensant investir pour ma retraite, j’ai pris un crédit pour acheter ici. J’ai déboursé deux fois 47 00 €, plus 11 00 € pour les travaux », détaille-t-elle. En montant dans l’ascenseur, elle concède « J’ai peur, mais il faut y aller… » Au 6e étage, un jeune homme ouvre la double porte de l’appartement – tous sont équipés ainsi, tels des sous-marins nucléaires. Il est albanais, ne parle pas français. Yasmine entre en mode offensif : « Je suis chez moi Je regarde. » Posés au sol, trois radiateurs fonctionnent à plein régime. Un fil électrique se balade au plafond jusqu’à une ampoule. Au mur, le dessin d’un enfant. La propriétaire passe de pièce en pièce telle une furie, s’engouffre dans la cuisine et tombe nez à nez avec une dame. Malaise. La discussion s’engage par le truchement d’un ami du jeune homme assurant la traduction par téléphone. Yasmine voudrait que la famille s’en aille. Puis se ravise, l’appartement étant bien tenu. Vider les lieux, c’est courir le risque d’un autre squat, de saccages. Yasmine tente alors de négocier un petit loyer. Impossible, le placeur en percevrait déjà un... Là, Yasmine craque. « C’est décourageant… Je travaille encore à 63 ans. J’ai bien essayé de revendre, mais même à 20 00 € l’appart’ n’est pas parti. Une telle situation pousse les gens à devenir extrémistes… Moi, je me refrène. » Une pause. Elle poursuit : « Et puis, je n’ai pas envie de les mettre dehors, ces gens. Moi aussi, j’ai eu un accident de vie. Quand mon fils était pré-ado, je me suis retrouvée sans toit. Et nous avons vécu deux ans en foyer, grâce au RMI. »
Le pompon
En redescendant, Johan Mahé s’arrête au niveau de l’appartement incendié. Il a découvert récemment qu’il est occupé par un Nigérian de 19 ans prénommé Paul. C’est ouvert, mais les volets sont fermés, les murs noirs de suie. Derrière une couverture qui fait écran, une « chambre » – un mauvais tapis, un canapé, un duvet, des baskets… Rencontré quelques jours plus tard, dans le centre de Marseille, Paul raconte en anglais : « Mon voyage a commencé en 2014, et je suis arrivé en France il y a quelques mois. Je dormais à la gare St-Charles, puis un ami m’a expliqué qu’il était possible de loger à Corot, sans rien payer. Je suis tout seul et j’ai peur on pourrait me tuer. Mais je dois bien dormir quelque part. »
Quand une société laisse des pauvres gens et des gens plus pauvres encore s’affronter au quotidien, entre violence et misère, on appelle ça comment, déjà ? Un méchant western social. Qui pourrait bien tourner au carnage.
(Merci à Sébastien, de l’association Just.)
Cet article a été publié dans
CQFD n°164 (avril 2018)
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Paru dans CQFD n°164 (avril 2018)
Par
Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 23.05.2018
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