Violences sous écrou
Quand les matons bastonnent
Méticuleusement, l’administration pénitentiaire recense le nombre d’agressions perpétrées par les prisonniers envers leurs gardes-chiourmes. Elle s’intéresse aussi aux tabassages entre détenus. Mais les violences infligées par les surveillants restent un « trou noir », un « impensé » : à ce sujet, « il n’existe aucune donnée officielle, aucune statistique », déplore l’Observatoire international des prisons (OIP) dans un rapport publié le 3 juin. C’est « comme si, une fois encore, le sort réservé aux personnes détenues n’intéressait personne. Comme si, également, leur statut de prisonniers les privait de la possibilité d’être perçues et reconnues comme des victimes », écrit l’association dans ce document de 114 pages intitulé Omerta, opacité, impunité : enquête sur les violences commises par des agents pénitentiaires sur les personnes détenues.
Basé sur 190 signalements, 100 entretiens, plusieurs questionnaires écrits ainsi que l’étude de dizaines d’affaires médiatisées, rapports du Défenseur des droits et autres décisions de justice, le texte en arrive à cette accablante conclusion : en détention, la violence physique des surveillants est ordinaire et souvent légitimée. Le silence règne : les détenus dénonçant ces agissements « risquent des représailles en tout genre », tandis que les gardiens qui refusent de couvrir leurs collègues violents sont menacés et mis au ban. Et quand, miraculeusement, une affaire parvient jusqu’au tribunal, les peines prononcées sont dérisoires.
« Le premier soir au quartier disciplinaire, quand ils m’ont frappé, j’ai passé la nuit sans vêtements, sans sweat, rien. J’étais en caleçon sur le matelas, je n’avais ni drap ni couverture », témoigne une victime. « Mon frère a été frappé et insulté par des surveillants qui ont appris je ne sais comment son homosexualité », rapporte un proche de prisonnier. « Ce que je craignais le plus vient d’arriver. Les gardiens sont venus me tabasser, habillés en tenue d’intervention avec casques et boucliers », confie encore un autre détenu.
Dans la grande majorité des cas recensés par l’OIP, les violences surviennent « dans un contexte de tension, à l’issue d’une altercation » ou encore « en réponse à une agression, ou dans une situation de crise ». Parfois, les coups sont punitifs ou vengeurs, tantôt ils sont gratuits : « Combien de fois j’ai assisté à une intervention où les personnels sont sur un type, il a été maîtrisé, il est au sol, on est en train de le menotter, tout se passe “bien”, les menottes sont passées, les entraves, et là vous avez un agent qui arrive et qui lui donne un coup dans les côtes ? », s’indigne un agent pénitentiaire.
Selon l’OIP, il arrive aussi que des agents se rendent complices de règlements de compte entre détenus. Autre pratique élégante : certains surveillants provoquent des violences afin d’obtenir des arrêts maladies et indemnités. Il en a été ainsi d’une gardienne qui poussait à bout les détenus jusqu’à l’incident. Ensuite, elle déposait plainte : « Le détenu prenait une peine supplémentaire et elle prenait 1 000 €, relate un de ses anciens collègues. Ce sont les conseils qu’elle prodiguait à un autre agent. Elle disait : ‘‘Si tu veux être sûr de partir en vacances sur le compte d’un détenu, les insultes ça vaut que dalle, il faut qu’il te menace de mort et compagnie.’’ »
Face aux violences (parfois racistes) des surveillants, ce sont en général les plus vulnérables qui trinquent : « Prenez les détenus basques par exemple : les mecs refusent d’aller au tribunal, et c’est le chef du bâtiment qui vient s’asseoir avec eux dans la cellule pour discuter. Ce serait n’importe quel autre détenu, ils enverraient des surveillants avec les boucliers pour les traîner par terre jusqu’au camion, raconte une ancienne intervenante juridique en détention. À l’inverse, sont particulièrement exposés ceux dont on sait qu’ils ne parlent pas français. Ils ne demanderont rien. Ceux qui ont des problèmes psy aussi, et on met tout ça sur le fait qu’ils sont fous. La parole du gars est déjà décrédibilisée, les surveillants savent qu’ils ne risquent pas grand-chose. » Une avocate confirme : « Quand j’ai un gros trafiquant plein de fric, tout va toujours bien pour lui. C’est l’indigent qu’on tape le plus facilement, ce sont les plus fragiles sur lesquels on peut lâcher ses nerfs. »
Avantage pour les gardiens cogneurs : ces détenus ont encore moins de chances que les autres de réussir le « véritable parcours du combattant » que sont les démarches pour obtenir justice. « Il faut connaître ses droits, pouvoir déposer plainte, étayer les faits par un certificat médical, des témoignages ou des images de vidéosurveillance, détaille l’OIP. Autant d’obstacles difficiles et parfois impossibles à surmonter dans l’univers contraint et fermé de la prison. Et une fois la plainte déposée, encore faut-il qu’elle donne lieu à une enquête effective. C’est rarement le cas et, là encore, une accumulation d’obstacles – auxquels peut s’ajouter le faible crédit apporté à la parole du détenu – entraîne le plus souvent des classements sans suite. »
Les rares fois où l’affaire va jusqu’au tribunal, les condamnations sont bien plus clémentes que quand il s’agit de surveillants impliqués dans des trafics (alcool, cannabis, téléphones...) en prison. Depuis dix ans, l’OIP n’a relevé aucune peine d’emprisonnement ferme : 24 peines de prison avec sursis (de un mois à un an) et sept amendes. Quand ce sont les prisonniers qui agressent des surveillants, la justice n’a généralement pas la même mansuétude. Certes, la « logique du casier » (on condamne plus durement quelqu’un qui a déjà été condamné) explique en partie ces disproportions, mais tout de même : en 2017, à Roanne (Loire), un détenu a pris trois mois ferme pour outrage, alors que « le surveillant qui lui a asséné un coup de poing, occasionnant une fracture de la mâchoire et dix jours d’incapacité totale de travail », n’a écopé que d’une amende.
Le rapport de l’OIP ne le nie pas : la prison est un milieu insupportable, même pour ceux qui ne font qu’y travailler – l’architecture et l’organisation déshumanisantes des nouvelles taules, focalisées sur « la sécurité », n’arrangent rien. Il est aussi des détenus particulièrement difficiles. Mais l’ampleur des violences des matons s’expliquerait également par des difficultés de recrutement, qui font que des personnalités « fragiles ou problématiques » sont embauchées. « On va chercher des gens qui sont dans des logiques de sécurité et à mon avis, c’est une connerie, regrette un directeur pénitentiaire. Ils croient que c’est un métier de maintien de l’ordre, d’autorité et on oublie complètement le reste, c’est à dire que c’est un métier d’accompagnement. » On en est loin.
Les mauvais de Beauvais
Certes couverts par les surveillants de base et leur hiérarchie dans un contexte de banalisation de la violence, la plupart des abus relevés par l’OIP semblent relever de comportements isolés. Mais il existe aussi des systèmes d’exactions organisés.
Il en fut ainsi au centre pénitentiaire de Beauvais (Oise) où, à la fin des années 1990, une enquête interne a révélé que « pendant plusieurs années, le chef d’établissement et une équipe de surveillants ont multiplié insultes, violences, brimades, humiliations, harcèlements et pressions à l’encontre de la population pénale, mais aussi de certains de leurs collègues… » Alors que des détenus accusés d’agressions envers d’autres prisonniers déclaraient être « couverts par le directeur », des personnels indiquaient que « le chef d’établissement les incit[ait] parfois à porter des coups à certains détenus ». « Il n’y a qu’à mettre une bonne branlée aux détenus qui posent problème », aurait-il eu l’habitude de dire. Au-delà des coups, brimades et humiliations étaient courantes. Un surveillant avouera pisser sur le plateau des médicaments destinés aux détenus ou dans les casiers réservés aux avocats. Les noms d’oiseaux étaient la norme. Les personnes d’origine étrangère ? Des « bougnoules », des « négros », « des primates ». Les prisonnières, elles, étaient qualifiées de « salopes », voire même de « putains ». Quand il se rendait au quartier des femmes, le directeur avait coutume de lancer : « Venez, on va se faire sucer. »
À la suite de l’enquête, des sanctions internes seront prises contre certains surveillants. En justice, l’affaire sera classée sans suite.
Cet article a été publié dans
CQFD n°177 (juin 2019)
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Paru dans CQFD n°177 (juin 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Eugène Riousse
Mis en ligne le 20.09.2019
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