Pression mentale

JE NE SAIS PAS POURQUOI je ne vous ai encore jamais parlé de ce type qui sévit depuis des années dans mon usine. Nous l’appellerons Gérard Legrand. Il est contremaître et a exercé dans différents secteurs de l’usine. Il atteint la fin de la cinquantaine de façon assez active. Sportif, il a de l’allure. Mais il a une très haute estime de lui-même et s’adresse à tout un chacun avec supériorité. Même certains ingénieurs, voire des chefs de service, le craignent. On se disait tous qu’on allait en être bientôt débarrassé, car avec le plan de restructuration, il arrive dans les âges de ceux qui partent en préretraite. Ça aurait été trop simple : Gérard Legrand n’est pas du genre à partir quand on le lui dit. Il a donc fait valoir qu’il manquerait des contremaîtres sur le site (et, par là-même, des gens de sa valeur) et aussi que, sa femme bossant toujours dans l’usine, il se voyait bien y rester jusqu’à sa retraite à elle (merde, encore huit ans à le supporter, si aucun nouveau plan ne vient nous libérer !).

Dans les différents services où il a exercé, il a toujours eu la main lourde avec le personnel, c’est-à-dire qu’il a toujours fait son boulot de façon autoritaire et cassante. Après qu’il a subi un accident de circulation qui a donné lieu à quelques mois d’arrêt, on pensait tous qu’il la jouerait modeste, mais non. Il est revenu égal à lui-même. Peut-être même pire. Il exerce maintenant dans l’atelier d’engrais. Il y manage le personnel et le côté technique, c’est-à-dire qu’il supervise tout, écrasant même son contremaître-adjoint. Il gère donc les repos et les vacances de ses subordonnés. C’est de là qu’il tient son pouvoir. Il donne des congés en fonction de l’acceptation, ou non, de faire des heures supplémentaires. Et les repos, notamment chez les salariés postés qui vivent en horaires décalés, c’est primordial. Son autre pouvoir, il l’exerce en mettant la pression : l’atelier d’engrais est le dernier de la société qui fabrique le produit sur lequel la marge de bénéfice est la plus importante, là où le groupe chimique fait son chiffre d’affaires. Problème, l’atelier commence à être vieux et subit des pannes, des arrêts et de la casse. Gérard Legrand se fait d’autant plus autoritaire que l’atelier fonctionne mal. Pour lui, ce ne peut être que la faute aux gars.

Dernièrement, après des pannes à répétition, dont une qui aurait pu être catastrophique, il a accentué la pression. Un collègue, qui pourtant en a vu d’autres, en a fait les frais. Mourad a la quarantaine sportive, il passe son temps libre à courir, nager, faire de la musculation, du judo… Il a une hygiène de vie quasi maladive, pour être toujours au top. Durant sa carrière à l’usine, il ne s’est jamais laissé marcher sur les pieds, c’est plutôt lui qui s’impose. Faisant souvent le fier-à-bras et, physiquement, se faisant craindre de certains de ses supérieurs. Il en a même trop fait, puisque malgré des années de formation pour être agent de maîtrise, il a été relégué à chaque fois, pour manque de docilité. Donc une forte tête (qui par ailleurs ne fait jamais grève, parce qu’extrêmement individualiste). Mais voilà qu’il a trouvé pire en la personne de Legrand, qui l’a littéralement cassé. Lui mettant une pression terrible, lui disant qu’avec son niveau, il n’avait pas le droit à l’erreur, etc.

L’informatisation totale de la conduite des machines sur du matériel vieillissant a entraîné une nouvelle philosophie de conduite. La plupart des conducteurs ne s’y sont pas vraiment habitués. Et si, jadis, en conduite conventionnelle, on pouvait rattraper une petite erreur, maintenant, avec la flopée d’ordinateurs, le moindre faux pas se transforme en arrêt direct de l’installation, ce qui est souvent grave. La dernière fois, lors du démarrage de l’unité, Mourad a commis une bourde qui a provoqué une fuite de gaz. Et puis voilà qu’il doit redémarrer l’atelier à nouveau. Il a la pression, Legrand lui a dit que s’il ratait le démarrage, la direction serait avertie et des sanctions seraient prises. Mourad en a pourtant connu d’autres, mais là Legrand a fait fort. Lorsque Mourad prend son poste, on voit qu’il ne va pas bien. Il s’installe devant son pupitre et ses écrans…, il sue à grosses gouttes. Et, lorsque les machines commencent à s’ébranler (comme d’habitude dans cette phase), Mourad a un malaise. Il se tient au côté gauche et s’écroule. Les pompiers sont appelés et Mourad envoyé aux urgences. Il est arrêté un mois et la direction refuse encore aujourd’hui de considérer ce malaise comme un accident du travail. Quand vous passez dans la salle de contrôle de cet atelier, vous sentez que le stress est omniprésent. Tous les salariés se plaignent de leurs conditions de travail. Ils n’en peuvent plus de subir cette pression mentale. Ils parlent même de faire grève contre le contremaître. À voir.

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Paru dans CQFD n°49 (octobre 2007)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 17.11.2007