Portugal : Saudade sociale
« De jour comme de nuit, la lutte est allégresse / le peuple n’avance que quand il crie dans la rue. » Tel était le refrain du tube du groupe Homens da luta [Hommes de la lutte] que l’on pouvait entendre au sein des grandes manifestations portugaises anti-austérité de 20111. Ces mobilisations inédites par leur ampleur marquaient le soulèvement de toute une population face à l’arrivée la même année au Portugal de la Troïka. Ce funeste trio, composé de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI, demandait la privatisation du pays endetté en échange d’un plan d’aide de 78 milliards d’euros. Entre-temps, Homens da luta, dont l’esthétique et les chansons reprennent de façon humoristique le folklore militant de la révolution des Œillets de 1974, allait représenter le Portugal… à l’Eurovision. Le groupe, s’adonnant à l’abêtissement cathodique européen, est devenu ainsi l’étrange miroir des luttes portugaises contre l’austérité imposée par l’Europe, figeant dans une parodie vintage les expérimentations sociales de la révolution ainsi que toute possibilité de renverser collectivement une situation politique intenable. « C’est que ces deux dernières années, malgré les sévères mesures d’austérité, les mouvements sociaux ont été tout simplement inexistants », déplore aujourd’hui Catarina, militante au Bloc de gauche, parti de l’extrême gauche portugaise2.
Morosité
Aujourd’hui, après quatre années d’austérité menées d’une main de fer par le lugubre Pedro Passos Coelho, chef de file d’une coalition de centre droit, les Portugais sont amers. La rigueur budgétaire à la sauce Troïka a détruit le pays à coups de pelleteuse budgétaire : privatisation des services publics, diminution des salaires, réduction du nombre de fonctionnaires, suppression de quatre jours fériés, etc. Avec pour conséquence un chômage de masse à 40 % pour les jeunes et une diaspora sans précédent. « Ces trois dernières années, le Portugal a connu le plus grand flux migratoire de son histoire, bien plus fort que dans les années 1960 pendant la dictature, explique Catarina. Plus d’un demi-million de personnes ont déjà quitté le pays [qui en compte 10 millions]. »
Mais la droite qui a appliqué avec zèle les recommandations de la Troïka n’est pas l’unique responsable de la situation. Fernando, activiste queer à Lisbonne, rappelle qu’« avant l’arrivée de la droite, les socialistes au pouvoir3 avaient déjà appliqué une première vague de mesures d’austérité : simplification du code du travail, facilitation des licenciements, baisse du salaire minimum, augmentation des impôts ou encore gel des salaires dans la fonction publique. »
Élections sous tension
C’est dans ce contexte maussade que se sont déroulées les élections législatives du 4 octobre. « La droite a actuellement un contrôle absolu sur l’ensemble des médias, précise Fernando. Cela se traduit par des éditorialistes et autres faiseurs d’opinion qui opèrent une véritable “propagande pro-austérité”. Et pendant la campagne, ils ont diabolisé les partis d’extrême gauche comme étant par essence anti-européens et anti-démocratiques. » Catarina ajoute : « Nos opposants disaient “Regardez Syriza, il n’y a pas d’alternative à l’austérité”. Mais le Bloc a réussi à déplacer la responsabilité de ce qui s’est passé en Grèce sur l’élite européenne et a ajouté que, si nous avons besoin de quitter la zone euro pour en finir avec l’austérité et reconquérir une souveraineté, nous le ferons. »
Le 4 octobre au soir, les résultats tombent. Si la coalition de centre droit a recueilli 38 % des voix devant les autres formations, elle peut devenir minoritaire face à l’alliance du Parti socialiste (32 %), du Bloc de gauche (10 %) et de la CDU, une coalition du Parti communiste et des écologistes (8 %). La gauche entrevoit vite une occasion historique. Alors que la coalition de centre droit se déclare vainqueur, les trois partis de gauche présentent, le 6 novembre, un nouveau gouvernement socialiste qui sera soutenu au Parlement par la gauche radicale. Quatre jours plus tard, une motion de censure abrogeant le gouvernement de centre droit est adoptée par les députés.
Sans illusions
Cette union de la gauche est inédite, la social-démocratie molle portugaise et les encore très sectaires communistes ayant pris l’habitude de se crocheter depuis la révolution des Œillets… « Cela représente pour une grande part de la société portugaise un signal d’espérance, mais rien de plus, affirme Jorge, fonctionnaire travaillant dans le secteur culturel. Personne n’a d’illusions sur la fin de l’austérité, car cette alliance a réaffirmé qu’elle respecterait le cadre budgétaire européen – ce qui ne les différencie pas de la droite. » Le budget du gouvernement doit, dette oblige, être entériné par l’Union européenne, avant d’être présenté au Parlement. Fernando est quant à lui plus cinglant : « Si le PS avait déjà dans son programme des mesurettes anti-austérité, l’extrême gauche n’a fait que demander une accélération dans le temps de ces réformes. Elle a renoncé à demander une renégociation de la dette. Cette alliance de gauche prône ce qu’on appelle ici “l’austérité light” ou encore “la politique du possible”, c’est-à-dire un lent processus de renversement des mesures d’austérité aujourd’hui appliquées… »
Face à ce nouveau gouvernement de gauche, le président conservateur en fin de mandat, le grabataire Cavaco Silva, rechigne avant de se rendre à l’évidence. Le 23 novembre, il tente un dernier coup de poker pour casser cette fragile union, en imposant au nouveau gouvernement socialiste une liste de six garanties : comme le fait de demeurer au sein de l’Otan ou de continuer à respecter le cadre budgétaire imposé par l’Union européenne. « La droite mise déjà sur son retour à court terme au pouvoir en pariant sur le fait que l’alliance de la gauche se déchirera sur ces questions de rigueur budgétaire », avise Jorge.
Quant aux rues du pays, elles sont restées désespérément vides. Le 16 novembre dernier, la manifestation contre la droite, appelée par la Plateforme du 15 octobre – avatar du mouvement des Indignados espagnols – n’a réuni que 35 personnes… « Les derniers mouvements sociaux se sont focalisés sur la suppression de certaines mesures d’austérité, sans militer clairement pour un changement social radical ou le non-paiement de la dette, analyse Fernando. Geração a rasca (Génération en galère, mouvement de jeunes anti-précarité) ou Portugal Uncut (plate-forme anti-austérité) ont chacun essayé d’avancer leurs revendications dans cet accord de la gauche. Quant aux mouvements libertaires, ils se sont beaucoup centrés sur la récupération partisane de ces protestations. Il y a eu la création de centres sociaux autogérés4 et de nouveaux médias libres où se vivent des expériences de partage et de réflexion critique. Mais ils n’ont jamais réussi à mobiliser largement et sont finalement dans l’attente que les personnes descendent dans la rue. »
Le 24 novembre, alors le Premier ministre socialiste Antonio Costa officialisait tout sourire son nouveau « gouvernement de combat », son ministre des Finances fraîchement nommé, Màrio Centano, économiste libéral diplômé d’Harvard, déclarait au Financial Times que « le Portugal [devait] continuer à réduire le déficit et la dette, mais à un rythme plus lent ». Et d’ajouter, « toute personne censée ne pensera jamais à ne pas rembourser les dettes qu’il a contractées ». Définitivement, comme le chante Homens da luta, « le peuple n’avance que quand il crie dans la rue ».
1 L’autre tube des manifs était « Parva que sou » (« Qu’est ce que je suis conne ») de Deolinda, hymne des jeunes précaires portugais.
2 Tiré d’un entretien paru sur Socialistworker.org.
3 Le Premier ministre socialiste de l’époque, José Socrates, est quant à lui actuellement assigné à résidence suite à diverses affaires de corruption qui ont eu cours lors de son mandat.
4 Comme le RDA69 à Lisbonne ou la Casa Viva à Porto.
Cet article a été publié dans
CQFD n°138 (décembre 2015)
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Paru dans CQFD n°138 (décembre 2015)
Dans la rubrique Actualités
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Illustré par Bertoyas
Mis en ligne le 04.03.2018
Dans CQFD n°138 (décembre 2015)
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